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« maisons de bois » pour y vaincre ou y mourir. Le Chiote vit par le commerce et pour le commerce. Il l’entend mieux qu’aucun autre Grec. On trouve le Sémite dans le Chiote. Aussi les Grecs d’Athènes et de Constantinople considèrent-ils comme synonymes les termes de Juif et de Chiote. La politique, les grands mots de liberté et de patrie, qui enflamment les Grecs, laissent les Chiotes fort calmes. Ils s’accommodent volontiers de la servitude s’ils y trouvent leur avantage. Que la récolte rende beaucoup, que le trafic rapporte des gros bénéfices, ils s’embarrassent peu du reste. Ils ont l’optimisme de Candide. Ils trouvent que tout est bien, pourvu qu’ils puissent cultiver leur île, dont, à force de travail, ils ont fait un jardin.

Cette indifférence pour la politique, ce courage au travail, cette habileté au commerce, cet égoïsme et cette prudence bien entendue, qui sont les traits caractéristiques des Chiotes, on en trouve la trace dans toute l’histoire de Chio. Dès les temps les plus anciens, ils ont une marine considérable pour leur petite population ; leurs navires marchands se comptent par centaines. Ils établissent des comptoirs sur toute la côte d’Asie, sur les rives du Pont, en Grèce, jusqu’en Égypte. Leur commerce devance celui d’Athènes. Leur vin, leurs fruits, leurs poteries, leurs meubles, leurs étoffes sont renommés. D’autre part, Pactyas, gouverneur de Sardes, s’étant révolté contre Cyrus et étant venu chercher un refuge à Chio, les Chiotes, à la première demande des Perses, n’hésitent pas à l’arracher du temple d’Athènè et à le leur livrer. Ils n’auraient garde de s’aliéner d’aussi puissans voisins pour un vain sacrifice aux lois de l’hospitalité. Lorsque les Perses soumirent l’Ionie, les habitans de Chio ne tentèrent pas même un simulacre de résistance. Il en coûte encore moins cher de payer un tribut que de faire la guerre. Quelques années plus tard, quand l’Ionie se révolta contre les Perses, Chio fut une des dernières cités à s’armer. Il est juste de dire que si les Chiotes n’aiment pas la guerre et sont lents à s’y décider, ils la mènent avec une rare énergie une fois qu’ils l’ont entreprise. — Les Anglais, peuple commerçant comme les Chiotes et attaché comme les Chiotes à la politique d’égoïsme, ont avec eux cet autre point de rapport. — A la bataille de Lada, où presque tous les navires ioniens prirent la fuite avant l’action, les cent trirèmes de Chio soutinrent seules le choc des six cents bâtimens perses et phéniciens. Les Chiotes furent vaincus ; mais cette défaite reste la plus belle page de leur histoire. Ils expièrent cruellement leur révolte. Hérodote nous montre les Perses débarqués dans l’île, se tenant par la main et marchant ainsi du nord au sud, de façon à prendre les Chiotes comme en un immense filet. — Il est permis, sans manquer de respect au père de l’histoire, de remarquer que cette longue