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récit de ses persécutions, elle mêle le récit de ses « plénitudes » et de ses « regorgemens ; » il n’importe qu’à chaque page, aux expansions de son mysticisme, elle donne pour autorité ses « révélations » et sa « mission ; » il n’importe enfin qu’à chaque page elle écrive dans le sens et par conséquent sous l’impulsion de sa monomanie ; nous l’acceptons comme témoin véridique. Mais, répondra son historien, ayant reçu son témoignage, je le contrôle et ne le tiens pour certain qu’autant qu’il est confirmé par le témoignage de ceux qu’elle appelle ses ennemis et ses persécuteurs. Oui, vous l’avez fait une ou deux fois, j’en conviens, mais au reste et d’une manière générale, sous ce prétexte inattendu qu’elle est acteur dans sa propre cause, vous l’en croyez, et c’est elle que vous suivez. Au surplus, et quand vous soumettriez au plus rigoureux contrôle chacune de ses assertions, il resterait que vous vous méprenez sur le caractère lui-même de la bonne critique historique. Expliquons-nous un peu sur ce point.

On dirait, en effet, à voir de quelle manière de certains historiens s’y prennent, que ce qui vient en cause et de quoi l’on dispute ordinairement, c’est la vérité matérielle des allégations et des faits. Que la tâche alors serait facile, et que nous en aurions vite fini des controverses et des doutes ! Mais le délicat, c’est de démêler, entre trois ou quatre versions d’un même fait, identiques au fond, différentes dans la forme, je ne dirai même pas s’il en est une qu’il faille adopter à l’exclusion de toutes les autres, mais si par hasard chacune d’elles, imperceptiblement fausse en un point, ne serait peut-être pas la seule exacte en un autre, et réciproquement. Le faux matériel, voulu, prémédité, commis enfin délibérément, est aussi rare en histoire par rapport aux altérations insensibles et involontaires de la vérité vraie, que peut l’être dans la vie, par rapport au chiffre des escroqueries vulgaires ou des petites malhonnêtetés imprévues par le code, le faux en écriture authentique. Le témoin ou l’acteur même d’une scène, l’acteur surtout n’en voit presque toujours que la part qu’il y prend. Imaginez la bataille racontée par le simple soldat : voilà l’origine des pires difficultés que dans la recherche du vrai rencontre la critique historique. Là-dessus, demandez donc au vaincu si ce n’est pas qu’il aurait manqué de capacité, de prévoyance, ou de courage ; s’il n’est pas peut-être battu par sa propre faute, pour avoir trop présumé de lui-même et trop peu de l’ennemi ; s’il n’a pas la conscience enfin des erreurs qu’il a commises et s’il ne devrait pas désormais, par-dessus tout, songer à les réparer. Telles sont à peu près les questions que M. Guerrier pose à Mme Guyon en interrogeant Mme Guyon sur Mme Guyon. Ajoutez, et ce sera le dernier trait, que précisément la monomanie de Mme Guyon est de celles qui sont essentiellement caractérisées par l’excès de l’orgueil et l’invincibilité de l’obstination.