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que les plus retors parmi nos « faiseurs » modernes, et, sans s’arrêter aux autres mérites qu’ils reconnaissaient dans Œdipe, ils ont sans rire et de préférence félicité l’auteur sur ce que la pièce ressemble plus, par la conduite de l’action, à un mélodrame de Pixérécourt ou de M. d’Ennery qu’à une tragédie de Racine ou de Corneille !

Tout étrange que ce compliment paraisse, je m’explique assez bien qu’il n’ait pas d’abord choqué le public. Il était encore, ce public, troublé de l’étonnement qu’il avait ressenti de découvrir qu’une tragédie de Sophocle était une pièce de théâtre, et non pas, comme la plupart se l’imaginaient d’après des réminiscences de collège, un pensum de quinze cents vers ; ou comme se le figuraient quelques-uns, qui avaient lu depuis le collège, un mythe dialogué ou bien une manière de moralité pathétique. Vous vous rappelez cette lettre de Flaubert que M. Maxime Du Camp citait ici récemment, écrite après la lecture d’un chant de l’Enéide : « Dire, — s’écriait, avec sa violence sanguine, l’auteur de Salammbô, — dire que j’ai copié cela cinq cents fois ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! j’ai craché dessus de dégoût autrefois, j’en ai eu des pâmoisons d’ennui, et c’est beau ! beau ! À chaque vers, j’étais étonné, ravi ; je m’en voulais ; je n’en revenais pas ! » Combien, parmi les spectateurs d’Œdipe, avaient éprouvé l’autre soir, un sentiment pareil ! Combien avaient été ravis de trouver une pièce où ils n’avaient laissé qu’une série de morceaux à épeler pour le baccalauréat ès-lettres, et plutôt que de s’en vouloir de leur injustice passée, ils s’étaient su bon gré de leur équité présente et s’étaient écriés, tout contens d’eux-mêmes : « Mais c’est une pièce, nous le voyons clairement, une vraie pièce de théâtre ! » Même surprise chez ceux plus rares, plus délicats, plus curieux, à qui M. de Saint-Victor ou quelque autre, un peu grisé de science nouvelle, avait révélé qu’Œdipe, meurtrier du sphinx et de Laïus, était une personnification de la lumière, comme Indra vainqueur de Vritra ; que si le parricide épousait sa mère, c’est tout simplement comme le soleil épouse les nuées, et qu’autrefois quand les bonnes gens disaient : « Œdipe est aveugle, » — ils n’y entendaient pas malice et voulaient dire : « Le soleil a disparu. » Les spectateurs d’élite n’étaient pas venus au théâtre sans une certaine inquiétude ; ils furent enchantés de voir que, même en tenant pour vraie cette précieuse interprétation de la légende, il fallait confesser que Sophocle n’en avait eu aucun souvenir ou du moins aucun souci ; que son Œdipe ne se doutait pas de sa valeur allégorique, mais se contentait modestement d’être un héros de théâtre ; et que, s’il avait réellement une origine solaire, du moins il n’avait pas la sottise de s’en targuer. Enfin, quelques philosophes étaient peut-être épars dans la salle, disciples de M. Comparetti, qui rangeaient l’histoire d’Œdipe, non pas parmi les mythes, mais simplement parmi les fables, et s’attendaient à trouver dans la tragédie