Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

responsable? Sont-ce les seules prédications des apôtres des droits de l’homme qui poussent les campagnes au pillage des châteaux et la populace des villes à la révolte contre les magistrats? Nullement. M. Taine nous montre, avec une singulière faculté d’évocation, la sinistre puissance qui soulève le peuple. C’est une vieille connaissance de l’ancienne France, c’est la famine ou, comme dit Carlyle, en cela le précurseur de notre historien, c’est la Faim, Hunger, — avec une lettre majuscule, — spectre odieux, pareil à une fée malfaisante, survenue à l’improviste au berceau de la révolution pour lui jeter un sort. Les émeutes d’affamés, les arrestations de convois de blé, les massacres de boulangers ou d’accapareurs, était-ce là une nouveauté? Non, assurément. M. Taine a raison de retrouver là « les mœurs des grandes famines féodales. »

Faire jouer, à une époque aussi solennelle, un aussi grand rôle à la disette et à la misère, c’est, dit-on, tomber dans le matérialisme. Comment cela? Les calamités physiques et les causes économiques n’ont-elles pas, sur le cours des événemens, un empire d’autant plus grand que leur action se fait sentir partout et affecte directement l’organisme? Un homme qui a l’estomac vide est facilement pris de vertige et disposé à l’hallucination. Une des fatalités de la révolution a été d’avoir pour avant-coureur la famine, pour escorte la misère, le déficit et la banqueroute, bientôt accompagnés de la guerre civile et étrangère. Il y a eu là, pour le jeu régulier des forces abstraites, pour toute la marche de la révolution, autant de causes perturbatrices, qui ont été pour beaucoup dans les violences de l’ère nouvelle, dans les fureurs du peuple, déçu en ses espérances et d’autant plus exaspéré que les remèdes, conseillés par la crédulité des fanatiques ou le charlatanisme des démagogues, ne faisaient qu’empirer ses maux.

Aux troubles populaires qui devancent la réunion des états-généraux, aux six jacqueries énumérées par M. Taine durant la constituante, de quelle façon a contribué la révolution? Elle y a contribué en dévoilant à tous les yeux l’inique répartition des charges publiques, en apportant aux misérables l’espoir d’un soulagement prochain et la persuasion qu’ils y avaient droit, en substituant par là l’esprit de revendication à l’esprit de résignation. Cette part de responsabilité faite aux idées nouvelles, pourquoi « les trois cents émeutes, » qui en province précèdent la prise de la Bastille, rencontrent-elles dès le premier jour si peu de résistance? Pourquoi, à Paris et dans toutes les villes, les attroupemens populaires deviennent-ils si vite un pouvoir politique et le pouvoir dominant? C’est qu’il n’y a plus de force publique, c’est qu’avant même que la révolution y ait pu porter la main, l’autorité est disloquée.