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vaut sept ou huit, un litre de farine de manioc en coûte trois ou quatre; voulez-vous acheter un porc, vous donnerez une pièce d’étoffe tout entière. Quiconque se propose de voyager dans l’Afrique australe est obligé de se faire trafiquant; la bourse la mieux garnie ne l’empêcherait pas de mourir de faim. Il doit se munir d’une pacotille considérable de marchandises bien assorties, et comme tous les transports se font à dos d’hommes, il est tenu de recruter dans tous les endroits où il passe une petite armée de portefaix noirs ou cuivrés, qui sont les gens du monde les plus difficiles à gouverner. Ils sont toujours prêts à se payer par leurs mains ou à planter là leur paquet et à détaler. Il faut se défier sans cesse de leur mauvaise foi, parlementer, discourir, menacer, et on se surprend à envier le sort des heureuses gens qui voyagent dans les sables brûlans du Sahara, où leurs provisions sont transportées par des chameaux. Le chameau a ses caprices, ses mauvais jours, mais il est somme toute profondément honnête, il porte sa bonne conscience sur sa face rébarbative, mais placide, et il est plus facile d’avoir raison de ses quintes que de la duplicité, de l’incurable paresse et des sots ergotages d’un quimboundo.

Aux difficultés s’ajoutent les périls de tout genre, les lieux mal hantés, l’effrayant mystère des solitudes, les rivières à franchir à la nage, la fièvre, les hyènes, les chacals, les serpens venimeux, la terrible fourmi quissondé, qui tue jusqu’à l’éléphant, l’horreur des tempêtes au milieu des forêts, les explosions du tonnerre auxquelles répondent les hurlemens des fauves, et puis les embûches de l’homme, les perfidies et les trahisons des sovas ou rois nègres et de leurs secoulos ou gentilshommes couleur de suie qui sont leurs favoris, leurs chambellans et le plus bel ornement de leur cour. Le major Pinto a l’âme bien trempée, son courage l’a soutenu contre toutes les défaillances de la nature, et il ne songe pas à s’en vanter.

Il se glorifie davantage d’avoir triomphé d’une autre épreuve qui lui parut plus redoutable. Il nous raconte avec quelque complaisance que pendant une nuit tout entière il a résisté aux dangereuses séductions d’Opoudo et de Capéou. Ainsi se nommaient deux princesses noires, les deux filles du vieux roi des Ambouelas, qui eut la pensée bizarre de faire fête à notre voyageur en les envoyant un soir dans sa tente. Du jour où il débarqua à Loanda, le major s’était promis de mener une vie d’absolue continence. Il estimait qu’il conserverait à ce prix toute son autorité sur ses nègres, que, ne le voyant boire que de l’eau et ne lui connaissant aucune aventure galante, ils l’envisageraient comme un être supérieur aux humaines faiblesses. Jusqu’alors il s’était tenu parole, et il se croyait sûr de sa vertu. Hélas ! il n’avait pas prévu Opoudo et Capéou. A la vérité, Opoudo, qui avait vingt ans, était fort laide. Mais Capéou portait sur sa joue le printemps dans sa fleur, Capéou avait un sourire qui annonçait des enchantemens, Capéou était