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jusqu’à la naissance, reproduit en quelque sorte toutes les phases successives de l’évolution du rogne animal et qu’ainsi l’histoire de l’individu est la répétition en raccourci de l’histoire de l’espèce. Il en va du progrès social comme du progrès dans la nature; rien ne se perd, tout se perpétue, et l’homme du XIXe siècle n’a pas besoin de s’examiner longuement pour apercevoir en lui la trace à jamais subsistante de ses premières origines et d’un passé qu’il méprise. Nous nous moquons des enfances du nègre ; en sommes-nous tout à fait guéris? Nous raillons leurs absurdes superstitions ; n’avons-nous pas les nôtres? L’énergumène qui croit à la puissance magique d’une formule pour transformer le monde et celui qui s’imagine que le moyen de faire prospérer les républiques est de changer le nom de toutes les rues, sont-ils autre chose que des fétichistes sans le savoir et de véritables Africains d’Europe? Un roi nègre qui se flatte de faire la pluie et le beau temps est-il beaucoup plus déraisonnable que tel tribun, tel inventeur de panacée révolutionnaire qui ne demande que vingt-quatre heures de dictature pour réformer tous les abus et mettre à leur aise tous les misérables? A la vérité, il est dans le nombre plus d’un charlatan qui fait semblant de croire à la vertu de sa recette et qui sait mieux que personne ce qu’on en doit penser, — en quoi il ressemble au roi Chimbarandango, bien qu’il ne soit pas vêtu comme lui d’un pagne et d’une cravate d’amulettes.

Encore un coup, ne méprisons pas trop les Africains. Qu’on gratte le plus civilisé d’entre nous, et l’on trouvera souvent à fleur de peau un Cafre, un Ambouéla, un demi-sauvage, éternel enfant qui rit et pleure sans savoir pourquoi, adorant le paillon, le clinquant, la verroterie et préférant la rassade aux perles, ami des gros plaisirs, du tapage, du tambour, des castagnettes et se grisant de son bruit, fort soi au demeurant, fort crédule, très paresseux et quelquefois très brutal, prompt à l’espérance, bouillant dans ses caprices, terrible dans ses colères rouges, très adonné à ses fétiches et toujours prêt à leur casser la tête quand il les prend en faute. N’essayons pas de tuer notre nègre, ni même de faire son éducation, ce serait peine perdue. Ayons soin de lui et tâchons de lui procurer de temps à autre quelques petites réjouissances, car il est bon qu’il y ait ici-bas du bonheur pour tout le monde, mais ne souffrons pas qu’il se mutine, qu’il s’émancipe, qu’il usurpe le gouvernement de la maison. Malheur à qui se laisse gouverner par son nègre ! Si d’aventure il porte sceptre et couronne, malheur à ses sujets !


G. VALBERT.