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ne nous plantera pas là, à moins cependant, ajouta-t-il, après quelques instans d’hésitation, que nous ne la plantions là nous-mêmes[1]. »

Le soir, Frédéric fit revenir Valori et passa trois heures en conférence avec lui. Il ne tarissait pas en récits comiques sur l’audience du matin, sur l’air empêtré de Robinson, son ton déclamatoire, son enthousiasme ridicule pour la reine de Hongrie : « Croirait-on, disait-il, qu’il m’a dit que, si seulement je la voyais, j’en deviendrais amoureux et que je songerais plutôt à lui donner des couronnes qu’à lui en ôter? » Puis il s’épanchait en protestations d’admiration et d’amitié pour Belle-Isle : « Assurez-le, disait-il, que je ne désire que d’être rapproché de lui et que nous combattrons ensemble comme Eugène et Marlborough; je serai l’un ou l’autre à son choix. » Cependant, Valori ayant profité de l’occasion pour le presser de donner à son ministre à Francfort, avec le caractère d’ambassadeur, l’ordre décisif de voter pour l’électeur de Bavière : « Quand vous aurez passé le Rhin, » dit-il[2].

Enfin, pour ne laisser aucun doute sur son intention de ne jamais sortir de la Silésie, il choisit ce moment même pour faire entrer ses troupes dans Breslau, contrairement à la convention formelle passée avec la municipalité, et sous prétexte que les intrigues du clergé avec de vieux gentilshommes et des douairières catholiques menaçaient la sécurité de sa possession. L’occupation, comme Frédéric le raconte lui-même, s’opéra par un véritable guet-apens : il avait demandé passage pour un seul régiment, qui devait ne faire que traverser, mais une fois la porte ouverte, toute la troupe entra pour ne plus sortir. Le bourgmestre et les échevins étaient absens, ayant été conviés, ce jour-là même, par le roi à une parade militaire à laquelle assistaient également tous les diplomates résidant à Breslau. On n’avait omis dans les invitations que les deux agens anglais, afin qu’ils pussent être témoins oculaires de l’opération[3]. Robinson, qui partait le lendemain, en rapporta la nouvelle à Marie-Thérèse, qui recevait en même temps avis que l’électrice de Bavière refusait de se mêler d’aucune négociation auprès de son mari. Tout lui manquait à la fois. « Breslau est pris, écrivait-elle à Kinski, nos

  1. Coxe, House of Austria, t. III, ch. XCIX, p. 420-423. — Raumer, Beitrage. — Droysen, t. I, p. 300, 304. Nous avons deux récits différens de cette curieuse conversation, l’un dans la dépêche de Robinson, citée presque en entier par Coxe et Raumer ; l’autre dans un procès-verbal prussien inséré dans la Politischs Correspondenz, t. I, p. 291. Ces deux versions n’étant pas entièrement semblables, j’ai dû les combiner et les compléter l’une par l’autre. — Frédéric a donné lui-même de cette scène un récit très altéré dans l’Histoire de mon temps.
  2. Mémoires de Valori, t. I, p. 120. — Valori à Belle-Isle, 6 août 1741, (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  3. Valori, t. I, Mémoires. — Frédéric, Histoire de mon temps.