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se rendit successivement dans toutes les églises de la ville pour s’arrêter enfin au pied d’une colline qu’on appelait le mont Royal et où attendait un magnifique cheval noir richement caparaçonné et tenu en bride par le chef de l’illustre maison d’Esterhazy. La reine se mit en selle avec grâce, et, enlevant au galop le noble animal, elle atteignit rapidement le sommet du monticule, d’où le regard dominait une vaste étendue de plaine. Là, elle tira l’épée du fourreau et la dirigea successivement sur les quatre points cardinaux de l’horizon. C’est ainsi que les maîtres de la Hongrie faisaient connaître à leurs peuples leur résolution de les défendre contre tout ennemi, de quelque côté que vînt le péril. Dans l’extrémité des malheurs qui menaçaient, le vieux symbole prenait un sens touchant qui fut vivement saisi par l’assistance. Des milliers de voix enthousiastes ébranlèrent les échos de ce cri : « Vive Marie-Thérèse ! vive notre roi! » Et toutes les épées tirées à la fois firent resplendir l’air de mille feux. Tous les spectateurs étaient émus; le vieux ministre anglais Robinson, ne quittant pas des yeux l’objet de son culte, pleurait d’admiration. « La reine est la grâce même, écrivait-il en sortant de la fête. Quand elle a levé son épée en défiant les quatre parties du monde, on a bien pu voir qu’elle n’avait besoin ni de cette arme-là ni d’aucune autre pour faire la conquête de ceux qui l’approchent. Le vieux manteau usé de Saint-Étienne lui seyait aussi bien que le plus riche vêtement.

Illam, quidquid agit, quoquo vestigia vertit,
Componit furtim, consequiturque decor[1]. »


Et cependant, malgré cet accueil inespéré, ceux qui approchaient la princesse purent remarquer que, pendant toute la journée, elle était restée triste, pâle, abattue. A peine, au moment où les acclamations populaires éclatèrent avec vivacité, vit-on ses traits se colorer d’un léger incarnat et ses yeux s’animer de ce feu plein de douceur dont l’effet, nous dit l’historien allemand, était d’un charme irrésistible. Par momens, on aurait dit que, se sentant isolée dans son triomphe, elle cherchait d’un regard inquiet dans la foule un visage ami qu’elle avait peine à découvrir. Ce qui troublait sa joie, M. d’Arneth nous l’apprend : c’était le regret de ne pouvoir le partager avec l’époux chéri sans lequel ni le bonheur n’était possible pour elle, ni la grandeur même ne lui semblait légitime. En venant se mettre à la discrétion de ses sujets, elle s’était flattée qu’elle pourrait faire accepter d’eux la régence du grand-duc, déjà subie à

  1. D’Arneth, t. I, p. 276-278. — Coxe, House of Austria, ch. I, p. 438, 470.