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nations. Je suis le colonel Touret, ancien philhellène, commandant de place à Athènes, tout à vos ordres, messieurs, tout à vos ordres. J’ai connu Fabvier, qui n’était pas bon garçon tous les jours: j’ai pris du service en Grèce, mais je n’en suis pas moins Français de cœur, comme de naissance; j’ai chez moi les portraits de l’empereur, du roi Louis-Philippe, du duc d’Aumale, du général Cavaignac, du prince Louis Bonaparte, je vous les montrerai si vous me faites l’honneur de visiter ma demeure, l’humble demeure du Soldat. Ma femme est une bonne créature; je n’ai pas d’enfans. Vous serez reçus ici avec les égards qui vous sont dus. La Grèce est un pays qui vous intéressera ; le roi est absent, la reine est charmante. Je suis à votre disposition et votre humble serviteur. » Nous nous confondions en excuses, pendant que le vieux troupier renouvelait ses offres de service. Quel voyageur en Grèce ne se rappelle cet excellent homme, à tête de linotte, au cœur d’or, qui courait au-devant des Français, aplanissait toute difficulté pour eux et n’épuisait jamais son inépuisable complaisance. Il avait été lieutenant de lanciers pendant les dernières guerres de l’empire, et fut entraîné par le mouvement qui poussa l’Europe à la délivrance de la Grèce. Il avait combattu à Chio, à Corinthe, à Modon, à Phalère; il avait aidé à ravitailler l’Acropole assiégée; il avait suivi la fortune de son pays d’adoption, s’y était attaché, et ne l’avait plus quitté.

Il représentait l’aventurier d’esprit étroit, de loyauté et de bravoure à toute épreuve qui, dans le pays où le sort l’a jeté, sert encore la mère patrie en s’efforçant d’être utile à ses compatriotes. Jamais on ne le trouvait en défaut; à quelque heure que l’on eût recours à lui, il était prêt. Il nous fut précieux sous d’autres rapports, car il nous racontait les combats de la guerre d’indépendance, les embuscades des Pallikares, la mort de Bourbaki et d’Odissefs, l’assassinat de Capo d’Istria. Nous retrouvions dans ses récits l’écho des préoccupations dont notre enfance avait été le témoin. Nous avions été bercés avec les romances célébrant les Albanaises au pied léger, nous avions entendu réciter les Messéniennes, nous avions tressailli aux salves d’artillerie annonçant la victoire de Navarin, et le premier livre de Victor Hugo que j’avais lu était les Orientales. Nous étions tout pleins des histoires de Dramali, de Pipinos, de Boizaris; nous tenions un héros, — c’en était un, — de cette haute aventure; nous ne le lâchions pas, nous l’interrogions, et je dois dire qu’il se laissait faire avec complaisance. Il lui était doux de redevenir jeune et de reprendre pour nous la vie accidentée qu’il avait menée jadis à travers les montagnes qui sont le Parnasse et le Cithéron, sur le bord des rivières qui sont l’Ilissus et l’Alphée, sur des mers et sur des plaines qui se sont appelées Salamine et Marathon. L’immortalité des lieux ajoute à leur grandeur et ceux qui combattaient contre