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pétillante, et on s’allongeait de nouveau pour reprendre le somme interrompu. Au matin, Flaubert s’aperçut qu’il avait brûlé ses bottes et je retrouvai mon paletot troué par les charbons qui avaient roulé dessus. Ce village s’appelle Kekruki : au temps d’Ulysse, on était plus hospitalier. Un berger nous servit de guide lorsque vers huit heures nous partîmes. La neige tombait toujours. Cette fois nous ne manquâmes pas la route du Cithéron; à dix heures, nous étions à Éleuthère, où nous trouvions à déjeuner, et à cinq heures nous rentrions à Athènes juste à temps pour recevoir l’accolade du colonel Touret, qui commençait à s’inquiéter de notre absence. Trois jours après, notre bagage arriva; les agogiates avaient hiverné à Livadia, où il y a de bons cabarets, et avaient attendu la fin de la bourrasque avant de se remettre en route.

Pour nous rendre à Patras, où nous devions prendre un paquebot qui nous déposerait à Brindisi, nous avions à traverser la Mégaride, l’isthme de Corinthe, l’Argolide, la Laconie, la Messénie, l’Arcadie, l’Élide et l’Achaïe. C’était une course de plus de quinze jours, pour laquelle nous avions besoin d’un courrier moins bête que celui qui nous avait égarés au pied du Cithéron. Nous fîmes choix de Francesco Vitalis, homme énergique rompu aux voyages, connaissant bien les routes et qui avait momentanément habité Paris, dont il avait gardé un impérissable souvenir, « à cause des huîtres et du vin blanc. » Il avait eu plus d’une aventure dans sa vie; Pallikare pendant la guerre d’indépendance, blessé, prisonnier, évadé, naufragé, repris par les Turcs, renégat, esclave en Égypte, amené à Constantinople par un pacha, enlevant la femme de son maître et revenant en Grèce, il était beau causeur et aimait à raconter son histoire, qui me remettait en souvenir les épisodes que Le Sage a répandus dans Gil Blas.

Le 24 janvier 1850, nous avons dit adieu à Athènes et échangé une dernière poignée de main avec le colonel Touret. Souvent nous nous sommes retournés pour donner encore un regard à l’Acropole, à la colline sur laquelle la beauté même a bâti ses temples et où l’art s’est élevé à une altitude que l’humanité n’a pu atteindre de nouveau. Flaubert était de belle humeur. A Mégare, il parcourut la ville pour y rechercher l’emplacement de la maison où était née Aspasie; à Corinthe, il regretta que les mille courtisanes sacrées qui desservaient le temple de Vénus ne fussent pas encore vivantes pour venir au-devant de nous au son des flûtes et des crotales ; dans la plaine de l’Argolide, entre Argos et Nauplie, il voulut découvrir la fontaine où chaque année Junon se baignait pour reprendre une virginité nouvelle; à Mycènes, où Schliemann, cet illuminé des fouilles archéologiques, n’avait point encore trouvé le trésor des Pélopides, il mima le récit de Théramène et faillit choir de cheval