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deux nous avons tenu bon jusqu’au bout, luttant contre le sort qui ne nous fut pas toujours clément et faisant de notre mieux pour accueillir ceux qui frappaient à notre porte. La Revue de Paris devait mourir de mort violente; au mois de janvier 1858, elle fut emportée par un ricochet des bombes d’Orsini et succomba sous un abus de pouvoir que je raconterai plus tard. Financièrement l’affaire fut un peu lourde; littérairement, elle eut, non pas son importance, mais son utilité; n’eût-elle servi qu’aux débuts de Louis Bouilhet, de Baudelaire, de Gustave Flaubert, d’Eugène Fromentin, elle a eu sa raison d’être et n’a pas été indigne des sacrifices qu’elle a exigés.

Le rêve si souvent choyé de mon enfance d’entrer côte à côte dans les lettres avec Louis de Cormenin allait se réaliser; en outre, je pouvais ouvrir les portes de la publicité devant Flaubert et devant Bouilhet, car la Revue de Paris était à eux, puisqu’elle était à moi. Dès le second numéro (novembre 1851), je publiai le poème complet de Melœnis : trois mille vers d’un coup, cela passa pour une imprudence; j’avoue que je ne m’en suis jamais repenti. Lorsqu’un poème est beau, il importe peu qu’il soit long, car il est supérieur aux nouvelles, aux articles de critique, d’esthétique ou d’histoire, qui forment habituellement le fond des recueils littéraires. Le poème parut donc et fut bien accueilli ; il était dédié à Gustave Flaubert; pour la première fois, on faisait connaître au public les noms jumelles de ces deux amis qui ne devaient plus se quitter et qui se pénétraient de leur mutuelle influence. Ils ont si longtemps vécu de la même vie, tourmentés des mêmes préoccupations, regardant vers le même but, poursuivant le même idéal, qu’ils avaient fini par s’emprunter leurs gestes, leur attitude, leurs phrases, leur façon de parler. Grands tous deux et de large carrure, précocement chauves et portant de longues moustaches de même nuance, ayant l’accent du même terroir, ils avaient l’air de se ressembler, et l’on a dit qu’ils étaient frères. Nul lien de famille régulier ou irrégulier ne les unissait, je l’affirme parce que je le sais ; mais ils pouvaient s’appliquer la devise par laquelle le comte de Gramont termine un sonnet adressé au marquis de Belloy :

Non amici, fratres ; non sanguine, corde !


Provoquer les débuts de Bouilhet, c’était facile, puisque, indépendamment de Melœnis, il avait en réserve un volume presque terminé de poésies détachées; mais pour Flaubert, la question était moins aisée à résoudre, car il gardait au tiroir tout ce que déjà il avait écrit. Novembre lui semblait une œuvre trop juvénile, et l’Education sentimentale, malgré de belles pages, était d’une conception confuse qui en neutralisait l’intérêt. Restait la Tentation de saint