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c’est que peut-être je ne sais pas marcher. Il y a des momens où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, violences, excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait? un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne au moins.

« J’admets que je publie; y résisterai-je ? De plus forts y ont péri. Qui sait si, au bout de quatre ans, je ne serai pas devenu un crétin? J’aurai donc un autre but que l’art même; seul, il m’a suffi jusqu’à présent, et s’il me faut quelque chose de plus, c’est que je baisse, et si ce quelque chose d’accessoire me fait plaisir, c’est que je suis baissé. La peur que ce ne soit le démon de l’orgueil qui parle m’empêche de dire tout de suite : Non, mille fois non ! Comme le colimaçon qui a peur de se salir sur le sable ou d’être écrasé sous les pieds, je rentre dans ma coquille. Je ne dis pas que je ne sois point capable de toute espèce d’action, mais il faut que ça dure peu et qu’il y ait plaisir. Si j’ai la force, je n’ai pas la patience, et c’est la patience qui est tout. Saltimbanque, j’aurais bien levé des fardeaux, mais je ne me serais jamais promené en les portant au bout du poing. Cet esprit d’audace et de souplesse déguisées, de savoir-vivre qu’il faut, l’art de la conduite, tout cela m’est lettre close et je ferais de grandes sottises. Dans ta dernière nouvelle, tu as supprimé deux passages que tu considérais comme scabreux; c’est une concession humiliante qui m’a irrité contre toi. Je ne suis pas certain de ne pas t’en vouloir encore, et il est possible que je ne te le pardonne jamais.

« La Muse (Louise Colet) me reproche « le cotillon de ma mère. » J’ai suivi ce cotillon à Londres et il m’accompagnerait bien à Paris. Oh! si tu me débarrassais de mon beau-frère et de..., combien je sentirais peu le voisinage de ce cotillon! Hier, j’ai parlé longuement de tout cela avec ma mère ; elle est comme moi, elle n’a pas d’avis. Son dernier mot a été : « Si tu as fait quelque chose que tu trouves bon, publie-le.» Me voilà bien avancé ! Au reste, je te donne tout ce qui précède comme un thème à méditation ; seulement, médite et considère-moi tout entier. Malgré ma phrase de l’Éducation sentimentale: « Dans les confidences les plus intimes, il y a toujours quelque chose que l’on ne dit pas, » je t’ai tout dit; autant qu’un homme peut être de bonne foi avec lui-même, il me semble que je le suis. Je t’expose mes entrailles. Je me fie à toi, je ferai ce que tu voudras. Je te remets mon individu, dont je suis harassé. Je ne me doutais guère, quand j’ai commencé ma lettre, que j’allais te dire tout cela. Ça est venu, que ça parte; nos prochaines conférences en seront peut-être simplifiées. Adieu, je t’embrasse avec un tas de sentimens.»