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à la divinité de l’art : ô Flaubert, tu es un naïf. L’écrivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs ; seulement le calicot se paie plus cher que les syllabes et c’est un tort. Toute la sculpture grecque est contenue dans la Vénus de Milo ; de même, toute la prose, toute la poésie française peuvent être réduites à un volume; si ce volume est sauvé, l’art littéraire de la France est sauvé. Ajouteras-tu une ligne à ce volume? Je n’en sais rien, tu n’en sais rien, nul n’en sait rien; dans deux cents ans peut-être on pourra le savoir. Garder des manuscrits en réserve, c’est un acte de folie ; dès qu’un livre est terminé, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Voilà! » Ce fut cet exposé de principes qui, agissant en sens contraire, détermina Flaubert à mettre la Tentation de saint Antoine en portefeuille et à écrire Madame Bovary.

Était-ce donc là le fond des opinions littéraires de Gautier? Non, certes, car nul plus que lui n’avait élevé haut la théorie de l’art, mais il traversait une de ces heures découragées qui sonnèrent si souvent dans son existence. La besogne du feuilleton hebdomadaire qu’il faisait alors dans la Presse lui était devenue odieuse ; cette obligation de rendre compte de toutes les pièces que l’on jouait sur les théâtres de Paris, aussi bien à la Comédie-Française qu’à l’Hippodrome, avait fini par le lasser. Ce poids insupportable et qu’il ne pouvait rejeter sous peine de supprimer le plus clair de ses revenus, il s’en était déchargé sur Louis de Cormenin, qui depuis trois ans écrivait le feuilleton dramatique de la Presse sans que personne l’eût jamais soupçonné. Louis, comme je l’ai déjà dit, avait une aptitude extraordinaire pour s’approprier le style d’autrui. Il s’était assimilé la manière de Gautier et faisait des pastiches qui trompaient les yeux les plus perspicaces. Bien souvent j’ai entendu Gautier lui dire : « Mon petit chat, — c’était son mot familier dans l’intimité, — tu as fait aujourd’hui du très bon Théo. » Cela donnait un peu de répit à Gautier, qui alors écrivait Italia. Ce livre que l’on croirait médité dans le recueillement, au milieu d’une bibliothèque facilitant les recherches, devant le plan des villes et avec le catalogue des musées, ce livre a été écrit à l’imprimerie même, à travers la causerie des typographes, le bruit des presses, le ronflement des machines, le battement des portes et le brouhaha d’un atelier en activité. Nulle note, nul livre, nul document. La mémoire de Gautier était inconcevable ; il pouvait la feuilleter avec une sécurité que rien n’a jamais démentie. Il écrivait ses phrases sans rature ni retouche ; lorsqu’il avait écrit dix lignes, le prote les coupait, les donnait à composer et recommençait jusqu’à ce que l’article ou le chapitre fût terminé. Lorsque l’on apportait les épreuves à Gautier, il indiquait les erreurs