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il s’était réveillé et s’était dit : « Une heure viendra où tu seras étendu comme te voilà et où tu ne te relèveras plus. » Il ajoutait : « Depuis cet instant, je ne me suis plus amusé ! » Comme Goethe, il avait la haine de la laideur, et la mort lui paraissait la laideur même; comme Goethe encore, il avait pris pour devise : Memento vivere. Souviens-toi de vivre ! Et il aimait à citer l’inscription que, lors de son voyage en Espagne, il avait relevée sur le gnomon de l’église d’Urugne : Vulnerant omnes, ultima necat !

Pendant que nous nous occupions de la Revue de Paris, les journaux quotidiens ne cessaient de répéter : « L’horizon politique se rembrunit.» Il se rembrunissait, on peut en convenir. Le dualisme créé par la constitution de 1848 avait logiquement produit le résultat que l’on n’avait pas prévu. Entre le pouvoir législatif représenté par une assemblée unique, c’est-à-dire sans contrepoids ni contrôle, et le pouvoir exécutif représenté par un président issu du suffrage universel, nommé pour quatre ans et non rééligible, la lutte était inévitable. Elle avait éclaté et elle était alors dans toute son ardeur. Entre ces deux pouvoirs il n’y avait pas eu contrat; le président avait dû prêter serment à l’assemblée, qui n’était, qui ne pouvait être liée envers lui par aucun engagement. L’assemblée était divisée, ou plutôt morcelée en plusieurs partis, qui tous avaient des aspirations différentes. Les légitimistes voulaient le retour de Henri V, les orléanistes désiraient la régence du prince de Joinville pendant la minorité du comte de Paris ; les fusionnistes rêvaient la réconciliation des deux branches de la maison de France et l’adoption du comte de Paris par le comte de Chambord; les républicains cherchaient à remettre la dictature aux mains du général Cavaignac, les socialistes entrevoyaient une sorte d’état démocratico-théocratique dont ils seraient les grands prêtres. C’était l’impuissance dans la diversité et la confusion dans le désordre. A l’Elysée, le prince-président, taciturne, indifférent en apparence, regardait et attendait. Dans une minute d’expansion, il avait répété le mot de Saint-Just : « L’avenir est aux apathiques. » Il avait sur l’assemblée un avantage redoutable ; il ne disait rien, et l’assemblée ne cessait de parler. L’essence même du pouvoir est d’être usurpateur. Entre le président et l’assemblée il y avait émulation, une sorte de steeple-chase dont un acte illégal était le but : qui arriverait le premier? l’homme ou les hommes ? Le président voulait supprimer l’assemblée ; l’assemblée voulait se débarrasser du président. Quand le fait se produirait-il? Nul ne le savait, mais chacun était certain qu’il se produirait. Dans la même journée, vers cette époque, on me disait : « Vous savez? c’est pour demain; le président couchera à Vincennes; les mesures sont prises, l’armée est avec les représentans ; il est temps