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Tragi-comédie ? Voici Troïlus et Cressida, que Shakspeare a prise dans Chaucer et que Chaucer avait empruntée de Boccace? Préférez-vous peut-être une tragédie? Voici Macbeth, où Shakspeare a suivi le chroniqueur avec autant de fidélité que de génie. Et, pour achever, voici le drame des drames, Hamlet, dont on a pu soutenir que, si le principal personnage était l’énigmatique méditatif que l’on sait au lieu d’être le héros vigoureux qu’il devrait être, c’est que le sujet du drame « avait été transmis à Shakspeare par un dramaturge inférieur[1]. » Ce n’est pas à nous de discuter ce problème, mais que c’en soit un, comme aussi, dans le même ordre d’idées, qu’il soit passé presque en méthode, et pour toutes les pièces de Shakspeare, ou presque toutes, de chercher la pièce antérieure d’où la sienne serait tirée, que veut-on de plus significatif? qui prouve plus péremptoirement le peu que serait l’invention réduite à ce que l’on a coutume d’entendre vulgairement sous ce mot? et d’où l’on puisse plus légitimement conclure que l’invention est en quelque sorte partout, excepté où on la met d’ordinaire?

C’est que les hommes sont les hommes; c’est que les passions ne changent pas avec le millésime du siècle; c’est que la vie quotidienne, avec une monotonie désespérante, reproduit sans se lasser les mêmes combinaisons: — tant d’assassins, chaque année, tant de parjures, tant d’adultères, tant de victimes d’amour; et tant qui périssent par le poignard, tant qui meurent par le poison, tant qui se noient, tant qui se pendent ; — c’est que vouloir sortir de ces combinaisons, c’est vouloir sortir du cercle tracé à l’imagination par la nature et par la vérité; c’est que, si quelqu’un, auteur dramatique, poète ou romancier, n’a pas tiré de ces combinaisons tout ce qu’elles contenaient de gaîté comique, d’émotion romanesque, ou d’horreur tragique, il m’est toujours loisible de refaire ce que l’on a mal fait, et si l’on a bien fait, de prétendre encore mieux faire; c’est enfin que, si quelqu’un a par hasard inventé la situation la plus propre à démontrer pathétiquement ou plaisamment la thèse que je veux soutenir, ou les traits qui donneront aux figures que j’ai conçues le relief et le modelé de la vie, ou les moyens qui m’adresseront plus directement au but que je me propose d’atteindre, j’ai le droit de les lui reprendre et j’en ai le droit absolu. Si les monteurs de marionnettes ont imaginé d’ouvrir leur Faust par ce monologue immortel, irai-je donc sottement décapiter mon drame de peur que l’on m’accuse de les avoir imités? Si Scarron, presque sans le vouloir et à coup sûr sans le savoir, a inventé, ou peut-être observé sur le vif, les traits qui marqueront le plus profondément la persistante infortune d’Arnolphe et l’inaltérable innocence

  1. Voyez sur ce point l’intéressant volume de M. Th. Reinach, Hamlet. Texte et traduction ; Paris, 1880, Hachette.