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Voici d’abord ce qui donna l’occasion de les écrire. Il y avait quatorze ans que Benjamin Constant connaissait Mme Récamier, sans que jamais elle eût été autre chose pour lui qu’une jolie femme qu’il avait plaisir à voir et une personne aimable avec laquelle il s’entretenait volontiers. Il lui écrivait des lettres d’une politesse spirituelle dont le ton montre qu’il était tout à fait maître de lui en écrivant. Tout d’un coup, le caractère de leurs relations changea. On a fait remarquer que les grandes passions, celles qui font dans les âmes le plus de ravages, naissent souvent d’une manière brusque. Mais ces surprises du cœur, qui le prennent tout entier, n’ont lieu d’ordinaire que lorsqu’on aperçoit une personne pour la première fois; il est rare que les mêmes effets se produisent quand on la connaît depuis longtemps et qu’on est accoutumé à la voir. S’il est assez naturel que l’amour, quand il se refroidit, amène à l’amitié, il l’est beaucoup moins qu’on passe avec cette violence d’une amitié calme à l’amour le plus passionné. C’est pourtant ce qui arriva à Benjamin Constant, et il a noté plus tard sur ce Carnet où il traçait pour lui seul le canevas de ses Mémoires, comment la chose se fit. Je cite, d’après Sainte-Beuve, ses expressions textuelles : « Mme Récamier se met en tête de me rendre amoureux d’elle. J’avais quarante-sept ans. Rendez-vous qu’elle me donne sous prétexte d’une affaire relative à Murat[1], 31 août. Sa manière d’être dans cette soirée : Osez, me dit-elle. Je sors de chez elle amoureux fou. Vie toute bouleversée. Coquetterie et dureté de Mme Récamier. Je suis le plus malheureux des hommes. » Il était donc amoureux fou, comme il le dit, et cet amour, qu’une soirée fit naître et qui ne fut guère encouragé, dura dix-huit mois avec la même violence. « Vous ne me connaissez pas, écrivait-il à Mme Récamier; il y a en moi un point mystérieux. Tant qu’il n’est pas atteint, mon âme est immobile. Si on le touche, tout est décidé. » Le point fut touché; aussitôt il se jeta dans cette passion nouvelle avec une ardeur de jeunesse dont, il était lui-même surpris. « Aimer, disait-il, c’est souffrir; mais aussi, c’est vivre, et depuis si longtemps je ne vivais plus! Peut-être n’ai-je jamais vécu d’une telle vie. » Dès lors tout disparaît pour lui; il n’a plus qu’une pensée, revoir celle qu’il aime. A Paris, il assiège sa porte, il passe les nuits à lui écrire et les jours à la chercher. Il la suit à la campagne; il s’enferme dans une chambre d’auberge, quand il n’ose pas pénétrer jusqu’à elle, pour recevoir plus vite ses réponses. Il est tour à tour tendre et irrité, humble et menaçant, timide et jaloux, jaloux de Ballanche et de Forbin, jaloux des esprits médiocres, des âmes tranquilles qu’on reçoit sans précaution parce qu’on les reçoit sans danger, demandant peu,

  1. Mme Récamier, qui, en 1813, quand elle était exilée, avait reçu à la cour de Naples l’accueil le plus empressé, voulait engager Benjamin Constant à plaider, dans une brochure, la cause de Murat.