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ses pouvoirs à son ministre favori, le maréchal Torring, aussi peu capable que lui, mais beaucoup plus présomptueux. Or, l’absence de Belle-Isle, qui ne devait finir qu’après l’élection de l’empereur, se prolongeait bien malgré lui de jour en jour, sans terme défini ; car l’archevêque de Mayence, de qui dépendait la convocation de la diète, inventait prétexte sur prétexte et entassait retard sur retard, afin de laisser les événemens se dessiner et la fortune se prononcer avant lui entre les compétiteurs. Irrité de ces délais, tourmenté de se voir partagé entre deux devoirs également impérieux, Belle-Isle essayait de suppléer à l’action qu’il ne pouvait exercer, en adressant tantôt à ses lieutenans, tantôt à l’électeur et à son ministre, une correspondance active et intarissable, mais dont le ton impérieux compliquait les difficultés mêmes qu’il voulait trancher et aigrissait entre les deux armées les rapports qu’il aurait fallu adoucir[1].

La conséquence immédiate de cette défaillance dans le commandement fut de faire abandonner, contre toute attente, la marche directe sur Vienne, à laquelle, dans la capitale aussi bien qu’au dehors, tout le monde était préparé. Il faut toujours faire, dit à ce sujet, avec raison, Voltaire, ce que l’ennemi craint; et la terreur répandue chez les Viennois indiquait bien, en effet, que c’était là, au cœur même de l’ennemi, qu’il fallait porter le coup décisif. Frédéric, dont le coup d’œil se trompait rarement et qui n’a jamais laissé échapper la fortune, donna, à plusieurs reprises, le conseil de saisir cette occasion au vol, soit dans des lettres pressantes, soit par l’organe de son envoyé auprès de l’électeur, le maréchal de Schmettau. Il ne fut point écouté : tout le mois de septembre, les armées piétinèrent sur place devant Lintz, et quand elles se mirent en mouvement, au commencement d’octobre, ce fut en laissant Vienne sur leur droite pour aller entreprendre la conquête de la Bohême et le siège de Prague.

Très justement contrarié de cette faute, qu’il trouvait plus contraire encore à la saine politique qu’à l’art militaire, Frédéric en a, depuis lors, imputé la cause à un sentiment de jalousie mesquine du cardinal de Fleury, qui craignit, suivant lui, de donner à l’électeur, en le rendant maître de la capitale de l’Autriche, un triomphe trop éclatant. On a même prétendu que le marquis de Beauvau, envoyé de France à Munich, avait eu la maladresse de laisser échapper devant le ministre prussien l’aveu de ce misérable calcul. J’ai eu entre les mains la correspondance intime du marquis de Beauvau avec Belle-Isle et avec son ministre et je n’y ai rien trouvé de pareil, même sous forme d’insinuation. Le marquis, suivant l’électeur

  1. Le marquis de Beauvau à Belle-Isle, 16 septembre, 15 octobre 1741. — Belle-Isle à Beauvau, 10 octobre. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères. — Correspondance du Ministère de la guerre, passim.)