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trente lettres de différentes parties et villes de l’Europe, où les plus affectionnés au roi et à l’électeur sont intimidés, d’autres ébranlés, et tous les Autrichiens ranimés. J’apprends chaque jour sur cela des choses singulières. » Quant à Fleury, qui n’avait jamais eu plus de confiance dans Frédéric que de goût pour l’aventure où il était embarqué, il ne cherchait pas à se faire illusion, et, cavant au pire, il voyait déjà les armées prussiennes jointes à celles de Marie-Thérèse[1].

Après l’émotion et la colère, cette fois pourtant comme les autres la réflexion survint. A quoi bon, en effet, se fâcher trop fort ou se désoler sans profit? Le mal étant fait, à Francfort comme à Versailles, on pensa assez généralement qu’il ne fallait plus songer qu’à l’atténuer, et que les torts du roi de Prusse, quelque graves qu’ils fussent, n’étaient rien au besoin qu’on avait de son concours. Une explication trop vive, suivie des plus justes récriminations, en l’irritant davantage, ne ferait peut-être que le pousser à une extrémité plus fâcheuse encore que la neutralité momentanée dans laquelle il paraissait vouloir se renfermer. Nul doute, d’ailleurs, qu’il n’y répondît par des dénégations hautaines et impertinentes qui n’éclaireraient rien et ne convaincraient personne. La seule manière de ramener l’opinion était de le décider, si on pouvait, à faire sortir au moins une partie de son armée des quartiers d’hiver qu’il lui faisait prendre, à venir assister de sa personne l’électeur dans le siège de Prague. Cette coopération ostensible était le seul démenti possible aux bruits trop répandus de sa défection.

Valori eut ordre de lui demander audience pour faire un effort dans ce sens et, afin de lui préparer les voies, Fleury écrivait lui-même au roi une lettre de complimens où il abusait vraiment de sa profession ecclésiastique pour abjurer tout sentiment de rancune et même de dignité. « J’ai l’honneur, disait-il, de féliciter Votre Majesté sur la prise de Neisse, dont je n’étais pas inquiet, car on peut dire d’elle que ce qui serait pour un autre une entreprise difficile n’est rien pour Votre Majesté. Iter est Achillei. Vous entrez sur la scène de l’Europe sous un rôle bien brillant et vous faites voir que, dans votre longue retraite, où on ne vous croyait occupé que des amusemens littéraires, vous méditiez déjà les grands desseins que vous exécutez depuis un an. Vous êtes sorti général comme Lucullus… et ce qu’on ne peut trop louer, c’est que Votre Majesté après avoir fait connaître qu’on ne l’attaquait pas impunément, est disposée à s’attirer l’amour de ses nouveaux sujets par sa justice et sa modération... Les vœux que Votre Majesté daigne faire pour

  1. Belle-Isle à Amelot, 27 oct. 1741 et passim. (Correspondance de l’ambassade auprès de la diète. — Ministère des affaires étrangères.)