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d’expliquer et surtout de rendre croyable un si brusque revirement. Aussi Frédéric crut-il devoir réitérer, cette fois avec force sermens, l’assurance que jamais il n’avait songé, même en imagination, à traiter avec la reine de Hongrie. « Je vous défie, disait-il, de me montrer un écrit de moi qui le prouve, même un papier grand comme la main. » Et comme Valori lui rappelait avec un sourire de méfiance la soumission suspecte de la ville de Neisse : — « Et vous, dit-il, ne venez-vous pas d’entrer à Prague sans résistance et ne pourrais-je pas dire à mon tour que vous vous entendez avec la reine ? » — Puis, à dîner, il porta le premier la santé du nouveau roi de Bohème, et entendant prononcer devant lui le nom de lord Hyndfort : « Voulez-vous, dit-il, que nous rompions tout de suite la neutralité promise au roi d’Angleterre ? Je suis votre homme, J’ai un vieux dogue à lâcher contre ce roi. » — « Vous vous souviendrez bien, monseigneur, écrivait Valori en transmettant à Belle-Isle cette étrange proposition, que ce prince vous a dit que tout était anglais chez lui, et j’ai eu lieu de m’apercevoir qu’on n’y était pas Français[1]. »

Mais tout cela n’était rien encore auprès des démonstrations de tendresse et de loyauté envoyées par la poste à Versailles. Comment le cardinal avait-il pu douter de la sincérité de son plus fidèle allié ? — « L’artifice que la cour de Vienne a employé pour nous désunir, écrivait Frédéric le 3 décembre, est d’autant plus grossier, qu’il est visible et qu’il saute aux yeux des moins politiques que je ne pourrais faire de démarche plus contraire à ma gloire et à mes intérêts que de faire une paix plâtrée avec mes ennemis, qui conserveraient naturellement le levain dans leur cœur contre moi, qu’ils regardent comme l’auteur de leurs infortunes… Le voisinage de l’électeur de Bavière me convient beaucoup mieux que celui des Autrichiens, avec lesquels je ne saurais vivre en sûreté et auxquels je puis dire avec Cicéron : « Non, Catilina, vous ne vivrez point dans l’endroit où je suis. Fuyez, Catilina ; il faut que des murs nous séparent. »… Les vrais principes politiques de ma maison demandent qu’elle soit étroitement unie avec la France, puisque, moyennant cette union, le rôle que nous jouons en Europe est infiniment plus beau que celui que nous jouerions à la suite de l’Angleterre et de la Hollande… Mais je ne m’aperçois pas que j’abuse à mon tour des loisirs de l’Atlas de l’Europe. Si je vous écris de longues lettres, c’est, monsieur, que j’aime à m’entretenir longtemps avec vous et que l’amitié est bavarde[2]. »

  1. Valori à Amelot et à Belle-Isle, déc. 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Frédéric à Fleury, 3 décembre 1741. — Pol. Corr :, t. I, p. 420.