Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/613

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un peu forts contre Fréron, mais cet auteur y est accoutumé. » Lui, cependant, s’il veut répondre à son tour, c’est à la condition qu’il ne nommera seulement pas. Mais, « ce sont les noms propres, écrit-il à Malesherbes, qui font la moitié des plaisanteries de Voltaire ; si l’on avait été les noms propres des satires de Boileau, elles auraient perdu la moitié de leur sel[1]. » — C’est possible, répond Malesherbes, mais il n’en faut pas moins que M. Fréron trouve autre chose. — Lorsque Diderot publie le Fils naturel, qu’on l’accuse d’avoir imité de trop près de l’italien de Goldoni, Fréron imagine de composer une lettre, en italien, de Goldoni à Diderot, où Goldoni félicite le philosophe de l’avoir si bien traduit et le prie de lui faire parvenir « l’encyclopédie de ses comédies, » dont il est parlé dans la préface du drame. Excellente plaisanterie ! dit Malesherbes, que M. Fréron se dispensera toutefois de publier : on ne touche pas de la sorte à M. Diderot[2]. Et mieux encore, lorsque Voltaire, dans son Écossaise, aura publiquement insulté Fréron sur la scène, et de quelle manière, on le sait, avec quel atticisme, on peut y aller voir, ce sera toute une affaire d’état que de permettre au journaliste, non pas même de répondre, mais dans le compte-rendu qu’il donnera de la pièce, de plaisanter M. de Voltaire.

On connaît cette Relation d’une grande bataille : c’est la page de Fréron que tout le monde a citée. Tout le monde a fait aussi ressortir à ce propos l’esprit de justice et d’équité de Malesherbes: même on a parlé d’indulgence et de complaisance, parce qu’après bien des difficultés, on permit enfin à Fréron d’imprimer. Sainte-Beuve a été plus loin et, prétendant, sur la foi de je ne sais quelle autorité, que la première version était chargée de « personnalités et d’injures, » il appelle hardiment Malesherbes au partage de la modération de bon goût dont Fréron fit preuve ce jour-là et le met ainsi de moitié dans la juste réputation de cette jolie page. Quoi donc! s’il était vrai que Fréron eût parlé de Voltaire seulement comme Voltaire avait parlé de Fréron, n’est-il pas assez monstrueux, — le mot n’est pas trop fort, — qu’il ait fallu tant de négociations pour que cet homme eût le droit de rendre la pareille? Ou bien est-ce donc que la modération lui était si rare? Mais un an avant l’Écossaise, et quand avait déjà circulé le Pauvre Diable, voici comment, dans son journal, il parlait de Candide : « Il est impossible, disait-il, que cet ouvrage soit de M. de Voltaire, car, comment voulez-vous, monsieur, qu’un homme si jaloux de la considération, qu’il a toujours regardée comme le premier patrimoine des lettres, aille à soixante-cinq ans y renoncer, et imiter ces jeunes gens dont

  1. Bibl. nat., fonds français, n° 22191.
  2. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. n° 3346.