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oculaires ? Un chambellan, — c’est ainsi que je me permets de traduire le mot grec d’isanghéleus, — Charès de Mytilène nous léguera sur la vie privée du souverain quelques notes succinctes, plutôt que des mémoires ; Éphippe d’Olynthe se renfermera dans des limites plus étroites encore ; il se contentera de nous raconter la mort et les obsèques d’Éphestion, en attendant qu’il rende le même service aux mânes d’Alexandre. Ce n’est pas un historien ; c’est un employé des pompes funèbres. Cyrsile de Pharsale, Médius et Polyclète de Larisse paraissent aussi avoir cédé à la tentation « de mettre leur liard à la passe. » Leurs ouvrages n’ont jamais été connus que par d’insignifians fragmens. En somme, quand Alexandre meurt, il n’existe aucune relation fidèle, circonstanciée, des campagnes de la Perse et de l’Inde. Les drames intérieurs qui ont signalé ces expéditions sont des questions brûlantes, des affaires d’état, dont aucun écrivain n’aurait pu soulever le voile sans péril. La mort d’Alexandre disperse les témoins de ses hauts faits, les partage en camps opposés, et ce n’est certes pas pendant les années qui suivent les funérailles sanglantes que nous pouvons nous attendre à voir des mains pieuses s’employer à préserver les vestiges à demi effacés de l’expédition héroïque. D’autres années passent et repassent sans cesse sur le sol qu’ont foulé les soldats d’Alexandre, et l’Inde, la Sogdiane, la Bactriane, la Gédrosie, laissées en dehors des luttes dans lesquelles Antigone, Séleucus, Lysimaque, Cassandre, Ptolemée, se disputent l’empire, n’apparaissent plus que comme un fond de tableau qui recule d’heure en heure et dont la brume envahit peu à peu les contours. Durant près de vingt ans, il n’y a plus au monde d’ardeur que pour la guerre ; le burin de l’histoire a été brusquement jeté de côté ; au milieu du tumulte, qui prendrait souci de le ramasser ?

La cour de Ptolémée est la première à offrir un refuge aux amis de la paix et aux amis des lettres. C’est là que le fils de Dinon, Clitarque, emploie toute son habileté de rhéteur à condenser les souvenirs de son père, à donner un corps aux rumeurs courantes, aux légendes qui se déforment à vue d’œil. Ne prêtant qu’une oreille distraite aux protestations étonnées des survivans de la grande époque, il prétend, avant tout, ériger un monument à la gloire d’Alexandre ; il cède involontairement à l’attrait de nous parler de la gloire de Ptolémée. La part qu’il attribue à son protecteur dans toutes les affaires de quelque importance détruit, à son insu, l’équilibre de son œuvre et nous inspire les doutes les mieux fondés sur l’indépendance de ses jugemens. L’histoire, chez les anciens, ne se piquait pas d’une critique bien austère. Clitarque avait répandu à pleines mains les fleurs de son éloquence, le sable d’or de son esprit poétique sur les feuillets gardiens des glorieuses annales ; c’en fut assez pour qu’il servît de guide aux écrivains qui, quelques