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dénués de sens dans la bouche d’un souverain[1]. De telles libertés de composition sont fréquentes aussi dans le livre de Job. Ces grandes et belles œuvres antiques se mettent bien au-dessus de nos chétifs soucis classiques de vraisemblance. Les personnages y sont médiocrement constans avec eux-mêmes. La préoccupation de la destinée humaine est si grande chez ces fortes âmes que les mesquines attentions d’unité et de composition littéraire sortent vite de leur esprit. Leur fiction n’est pour eux qu’un jeu, qu’un prétexte.

Au lieu de désigner Salomon par son nom, l’auteur, conformément à un certain goût de mystère qu’affectent les écrivains parabolistes, le désigne par les quatre lettres QHLT, qui sont restées jusqu’à présent inintelligibles. Les voyelles manquent, selon l’usage ; mais il est probable que l’auteur a voulu qu’on lise QoHeLeT. Dans un passage du texte[2], la quiescente o a été introduite entre les deux premières lettres. Dès le IIIe siècle de notre ère au moins, les Grecs prononçaient Koélet[3]. Les Massorètes ont donc suivi une tradition en ponctuant QoHeLeT, et le traducteur grec a lu évidemment de la même manière quand il a traduit le mot par Ecclesiastes, « prédicateur. » QoHeL, en effet, est l’équivalent exact du grec ecclesia. On en a conclu que QoHeL voudrait dire un harangueur, ἐϰϰλησιάζων ; puis, par des raisonnemens grammaticaux plus complaisans que solides, on croit pouvoir établir que QoHeLeT, avec sa forme féminine, aurait le même sens.

Kohélet serait ainsi une sorte de nom symbolique de Salomon, considéré en quelque sorte comme prédicateur et docteur des foules assemblées. Tout cela est bien peu naturel ; cela sent la méthode de cette vieille école exégétique qui, du texte le plus indéchiffrable, même le plus corrompu, s’obligeait à tirer un sens. Aucun livre n’a moins que le nôtre l’accent d’une prédication morale. La forme féminine est, quoi qu’on en dise, une forte objection. Toutes les explications qu’on a essayées du mot QoHeLeT vont se heurter contre de vraies impossibilités. On est donc excusable de chercher d’un autre côté des solutions plus conformes au véritable esprit philologique, au risque de n’arriver pas à se satisfaire entièrement.

Les Hébreux, depuis une époque fort reculée, eurent l’habitude de jouer sur les noms propres et d’y appliquer de bizarres combinaisons, dont les principales sont l’albam et l’atbasch. Toutes deux consistent à diviser les vingt-deux lettres en deux registres, qu’on fait coïncider, ou en les juxtaposant, ou en les rabattant l’un sur l’autre

  1. Voir, par exemple, iv, 13 et suiv. ; V, 7 et suiv. ; VIII, 2 et suiv.
  2. Ch. XII, 8. La traduction syriaque a partout Qouhalto.
  3. Origène, dans Eusèbe, Hist. eccl., VI, 25.