Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/809

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les côtes de Grèce et de chercher un refuge contre la tempête dans le port même d’où le sage Nestor est parti pour la guerre de Troie. A tant faire on ne pouvait mieux choisir. Ce spectacle de la mer en courroux, pour parler comme le vieil Homère, m’avait causé une impression assez vive et je désirais fort le voir se renouveler sur l’Océan. L’expression imprudente de ce vœu avait été des plus mal prises par quelques-uns de mes compagnons de voyage et m’a été bien des fois reprochée comme d’un mauvais augure. Vers le quatrième ou cinquième jour, nous tombons en effet non point du tout dans une tempête, mais dans un coup de vent, qu’une assez forte houle faisait déjà pressentir depuis vingt-quatre heures et qui change singulièrement les conditions de notre voyage. « Le Canada tient bien la mer pourvu qu’on ne le brutalise pas, » nous dit notre excellent capitaine, et, pour ne pas le brutaliser, il le met à la vitesse de quatre nœuds. Le nœud n’étant que de 1,820 mètres, l’allure de deux lieues à l’heure nous paraît un peu lente lorsqu’il nous en reste plus de huit cents à faire. Impossible de se promener sur le pont et même de s’y tenir, la pluie qui tombe par rafales et les lames qu’on embarque fréquemment en rendent le séjour intolérable. Le second jour cependant, las de cette captivité, je monte sur le toit du petit rouffle qui protège l’entrée des cabines, et là, en dépit du vent qui me force à me cramponner à un cordage, et de l’eau de mer qui me fouette à la figure, je reste près d’une demi-heure fasciné par la grandeur du spectacle. Le soleil, à ce moment, perce péniblement l’épaisseur des nuages et ses rayons entrecoupés se jouent sur la surface inégale et agitée de la mer. L’eau est d’une teinte noire comme si elle était mélangée d’encre, mais une frange d’écume d’un blanc vif couronne le sommet des vagues, et le contraste entre cette noirceur de l’eau, cette blancheur de l’écume me montre la fidélité des effets les plus heurtés et en apparence les plus invraisemblables que les grands peintres de marine, Joseph Vernet ou Salvator Rosa, ont reproduits dans leurs tableaux. Je comprends celui (c’était, je crois, Salvator Rosa) qui, par le plus fort de la tempête, se faisait attacher au grand-mât et qui, tout entier à la beauté du spectacle, perdait jusqu’au sentiment du danger. Tantôt notre bateau, dont la mer se joue comme d’une plume, est enlevé sur le sommet de quelque vague, et j’embrasse d’un coup d’œil cette immense étendue d’eau labourée et déchirée en tous sens ; tantôt, au contraire, il se précipite tête baissée pour ainsi dire dans un creux profond, et une épaisse muraille d’eau me barre la vue de l’horizon. Mais à peine arrivé au fond du creux, le bateau rebondit, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, s’élève sur le sommet de l’immense vague qui paraissait au moment de s’affaisser sur lui. Cependant le vent n’est pas bien violent, et nous n’avons affaire qu’à un gros temps des plus ordinaires.