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ravis de nous sentir enfin sur terre ferme. Au moment où nous débouchons dans Broadway, nous entendons un commandement militaire. Les soldats du 7e régiment de la milice font la haie sur notre passage et nous présentent les armes. L’un des deux bataillons qui composent le régiment prend ensuite la tête du cortège; le second ferme au contraire la marche, et nous remontons ainsi, au pas, musique en tête, cette longue artère de Broadway, où toute circulation a été interdite en notre honneur, à l’heure du plus grand mouvement des affaires. Les plus ambitieux d’entre nous n’auraient jamais assurément rêvé de faire à New-York cette entrée de souverains.

La foule assez nombreuse qui stationne sur les trottoirs nous salue souvent de ses applaudissemens. Un grand nombre de femmes agitent leurs mouchoirs aux fenêtres. J’entends aussi par momens des sifflets, et j’en suis d’abord un peu surpris. Mais on m’explique que trois bordées de sifflets aigus sont au contraire une sorte de hurrah populaire et que nous aurions tort de prendre cette manifestation en mauvaise part. Fort occupé à rendre les saluts qu’on nous adresse (je n’ai pas l’habitude de ce métier royal), c’est à peine si j’ai le temps d’avoir une première impression des yeux sur cette célèbre ville que je traverse si singulièrement. Je suis toujours frappé de la pureté de la lumière et aussi des couleurs un peu criardes des maisons rouges, blanches, grises, brunes. Je vois beaucoup d’églises, de très beaux magasins, des maisons d’une hauteur prodigieuse et de grands bâtimens d’une architecture gothique, d’un goût un peu hardi, qui servent de bureaux à des sociétés financières ou à des journaux; mais, à tout prendre, rien qui ait ce caractère étrange et excentrique que les Français s’attendent toujours, assez sottement, à trouver en Amérique. Une chose donne cependant à toutes ces maisons un aspect très particulier, c’est qu’elles sont à la fois tendues de crêpes et pavoisées de drapeaux tricolores. A la mort du président Garfield, toute la ville s’est mise en deuil, et c’est en notre honneur seulement qu’elle commence à le quitter. Quelques-uns des membres du comité prennent même la peine de nous expliquer que, si, d’une part, ce tragique événement n’avait jeté New-York dans la tristesse, et si, de l’autre, le jour et l’heure de notre débarquement n’étaient demeurés nécessairement incertains, il y aurait eu sur notre passage bien autre foule et bien autre enthousiasme. Mais quelques-uns d’entre nous (et je suis du nombre), qui ne sont guère accoutumés à être acclamés par les masses dans leur pays, trouvent cette réception fort satisfaisante et ne songent à se plaindre de rien lorsqu’au terme d’une procession qui n’a pas duré moins d’une heure ils sont débarqués dans le magnifique hôtel de Fifth-A venue. Là, deux salons ont été préparés