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telle ou telle province doit être donnée à tel ou Ici pays, ce qui est de son rôle et de sa compétence, mais c’est encore lui qui prononce sur l’emploi qui doit être fait d’une somme minime à une extrémité quelconque de rem{)ire, ou sur la manière dont on tranchera le plus léger différend administratif, soit en Asie-Mineure, soit aux bords du Golfe-Persique. À l’époque où j’étais à Constantinople, on racontait fort sérieusement qu’il venait de faire transporter à Yldiz-Kiosk le dossier de dix-huit mille affaires et qu’il avait déclaré qu’aucune ne serait résolue sans qu’il l’eût examinée. Il n’y a plus d’archives dans les ministères, elles sont toutes à Yldiz-Kiosk, et il faut rendre cette justice à Abdul-Hamid, qu’elles y sont mieux tenues qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun ministère. Il a tout vu, tout classé, tout arrangé par lui-même. De quelque sujet qu’on vienne l’entretenir, il trouve aussitôt dans ses cartons, sans longues recherches, sans tâtonnemens, les pièces qui s’y rapportent. C’est l’ordre d’un notaire ou d’un avoué. Lorsqu’il donne audience, il aime à recevoir, paraît-il, dans une salle où un certain nombre de papiers sont rangés sur les tabourets et sur les coussins. Il a la coquetterie du travail comme ses prédécesseurs avaient celles de la mollesse et de la toute-puissance. Mais cette coquetterie n’a rien d’emprunté ; elle répond à la réalité. Dès l’aube, Abdul-Hamid est à l’œuvre, et l’on affirme qu’il prolonge ses veillées laborieuses jusqu’à une ou deux heures du matin. Aussi tout se fait-il par iradés impériaux. Les ordres ministériels n’existent plus. Le sultan se plonge dans les grandes affaires et se noie dans les petites. Aucune ne rebute son esprit appliqué, minutieux, infatigable. Pour donner une idée des soins infimes où il descend, je raconterai une histoire qui n’est point un conte d’Orient, mais une véritable histoire, où il n’y a pas la plus légère invention. Un ambassadeur, auquel on avait servi à Yldiz-Kiosk du lait et des petits pains particuliers qui se fabriquent dans la demeure du sultan, avait déclaré, — peut-être par politesse, — qu’il les trouvait excellens. Abdul-Hamid est plein de prévenances pour les ambassadeurs et de politesse pour tout le monde ; c’est le premier des sultans qui, rompant avec la vieille étiquette orientale, se soit fait une loi d’être galant envers les femmes et aimable envers les hommes. Aussitôt il rédige et signe un iradé ordonnant d’envoyer tous les jours à l’ambassadeur du lait et des petits pains pareils à ceux dont celui-ci avait loué le goût. Quelques mois après, l’ambassadeur étant parti en congé, on fit prévenir de l’ambassade qu’il était inutile de continuer les envois. Quelle fut la réponse des serviteurs d’YIdiz-Kiosk ? « C’est impossible ! Il y a un iradé impérial qui nous oblige à envoyer le lait et les petits pains. Pour cesser de le faire, il faudrait un autre iradé ; or le sultan a tant d’affaires à examiner qu’avant que celle-ci arrivât