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les provinces, puisque ceux-ci feignent d’obéir à des conseils électifs qui décident ou ont l’air de décider souverainement des moindres détails d’administration. Il n’y a d’autorité nulle part, de responsabilité pas davantage. Mais les apparences sont sauvées, et l’on peut dire à l’Europe que le contrôle existe du haut en bas de l’échelle politique. Je ne connais pas de trompe-l’œil plus dangereux que ce système des méghiz turcs, bien que les commissions européennes le célèbrent à qui mieux mieux. Bien souvent, lorsqu’un ordre de Constantinople arrive dans une province au sujet de l’emploi d’une somme quelconque, cette somme est déjà employée d’autre manière en vertu d’une résolution du méghiz. Si le gouverneur ne peut obéir, ce n’est point sa faute ; c’est celle de l’assemblée qui inspire, dirige, absout tous ses actes. Les habiles se servent admirablement de cet instrument commode. Ils ne craignent pas le risque d’être arrêtés pour leurs dilapidations par des hommes qui ne demandent qu’à partager avec eux. Sans doute ils aimeraient mieux garder pour eux seuls tous les gains ; mais, s’ils le faisaient, ils seraient sans cesse dénoncés à Constantinople par les personnages influens de la contrée qu’ils administrent ; tôt ou tard, le châtiment pourrait les atteindre. Il est donc beaucoup plus sage de se liguer avec ces personnages et, d’accord avec eux, de pressurer sans merci les populations dont on multiplie les tyrans en croyant leur donner des défenseurs.

Ce qui rend singulièrement faciles les excès de pouvoir des méghiz et des gouverneurs, en dépit de la centralisation excessive que le sultan a essayé d’établir dans son empire, c’est le trouble même qui résulte de cette centralisation. Quoiqu’il ait autour de lui, comme on va le voir, des directeurs chargés de chacune des branches du service public, toutes les attributions administratives sont en réalité concentrées dans les mains du vali. En revanche, la confusion la plus profonde règne dans le ministère, au sommet du gouvernement. Il en résulte qu’un même vali reçoit sur le même objet quatre ou cinq ordres différens, entre lesquels, en fin de compte, il choisit à son gré, s’il jouit de quelque autorité personnelle et si son méghiz le seconde avec zèle. Ainsi, à l’époque où une famine épouvantable emportait, à quelques lieues de Constantinople, sur les côtes de l’Asie-Mineure, une partie des réfugiés chassés des provinces occupées par la Russie, le vali de Brousse demanda l’autorisation de distribuer une certaine quantité de blé dont il pouvait disposer. Au même moment, on faisait de grands approvisionnemens pour l’armée qui se préparait à aller combattre les Grecs. À la demande du vali de Brousse, le ministre de l’intérieur fit une réponse affirmative ; il permit que le blé fût distribué aux malheureux mourant de faim ; mais le ministre de la guerre, de son côté, répondit par la négative, car il avait besoin du blé pour les troupes qu’il