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s’ouvrissent devant elle. Elle pénétra elle-même dans l’appartement de la régente, encore endormie, et du petit empereur, que de ses propres mains elle tira de son berceau. Dans la journée, enfant, mère, ministres et chambellans, tout ce qui portait un nom à désinence germanique fut envoyé, qui en Sibérie, qui en exil. Mais bien que l’aventure eût le caractère d’un réveil de patriotisme, personne ne doutait que ceux qui avaient formé le projet et conduit les coups étaient deux Français : l’un, l’ambassadeur même de Louis XV, le marquis de La Chétardie, l’habile homme qui avait su, un moment à Berlin, plaire à Frédéric ; l’autre, un assez médiocre médecin du nom de Lestocq, fils d’un réfugié qui était venu chercher fortune sur les. bords de la Neva. Tous deux avaient su gagner la confiance de la future impératrice, et même l’ambassadeur, si la chronique disait vrai, quelque chose de plus que son amitié. Frédéric, à la vérité, avec son cynisme habituel, se livre, dans l’Histoire de mon temps, à une insinuation qui serait moins flatteuse pour notre fatuité nationale. Il fait entendre assez clairement que, pour capter les suffrages de l’armée, la princesse n’avait pas craint de dispenser plus libéralement encore ses faveurs. Après quoi, il ajoute que, d’ailleurs, entre elle et la cousine qu’elle venait de déposséder, il n’y avait sur ce point guère de différence, excepté que l’une couvrait ses faiblesses du voile de la pruderie, tandis que l’autre allait donner aux siennes la forme plus populaire de la débauche[1].

Quoi qu’il en soit, la nouvelle souveraine s’étant mise tout de suite en rapports intimes avec la légation française, et ayant engagé avec la Suède des pourparlers pacifiques, toute la région du Nord se trouvait libre et les alliés en Bohême délivrés de toute inquiétude sur leurs derrières. Deux tours de force et d’adresse accomplis ainsi en quinze jours élevaient très haut le renom de la valeur, de la galanterie et de l’habileté françaises, et ce fut environné de cette auréole, que Belle-Isle, qui passait pour l’inspirateur de tous ces exploits, fit son entrée, encore porté en litière, dans la ville de Prague.

Il y trouvait beaucoup de besogne à faire pour un invalide, car l’heureuse nuit du 26 novembre avait plus accru que réparé la confusion des armées alliées : sans guide, comme sans union, elles restaient plus que jamais à la discrétion du hasard, qui pour une fois, les avait bien servies, mais qu’il était temps de remplacer par une direction plus sûre. Belle-Isle ne se croyait point, malgré ses infirmités, au-dessous de cette tâche. Sa nature ardente et nerveuse se retrempait par l’activité, et l’indomptable confiance qui était sa

  1. Voir les détails curieux de cette révolution de palais dans l’ouvrage récent et très intéressant de M. Albert Vandal, intitulé : Louis XV et Elisabeth de Russie.