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général qui, au mois de janvier de l’année 331 avant Jésus-Christ, amena en Égypte[1] les prisonniers de Chio et de Mitylène. Ce Grec sceptique et frondeur parvint-il, en effet, à ébranler la foi du vétéran qui avait tant contribué à placer et à raffermir Alexandre sur le trône ? Comment expliquer alors qu’avec ce puissant concours le sinistre dessein eut été si longtemps ajourné ? « On avait voulu, disait Philotas, attendre que le triomphe des Macédoniens fût couronné par la capture ou par la mort de Darius. » Le crime de Bessus était venu affranchir les conjurés de tout scrupule ; ils se préparaient à jeter le masque, quand Hégéloque, l’âme et l’instigateur du complot, tomba frappé sur le champ de bataille. Cet événement, loin de changer le cours des idées de Philotas, ne fit au contraire que stimuler son impatience. Parménion allait entrer dans sa soixante et onzième année ; si la mort le surprenait, avant qu’Alexandre fût revenu de la Bactriane, qui pourrait mettre encore l’armée de Médie et les trésors d’Ecbatane au service d’une conspiration dont le succès même ne s’affirmerait pas sans débat ? Que Dymnus ou tout autre portât le coup mortel, Philotas et ses amis se seraient trouvés, grâce à un plan qui subsistait dans l’ombre, les seuls en mesure d’en profiter.

Comment admettre, si le récit recueilli par Quinte-Curce n’a pas été forgé à plaisir, que Philotas ait pu prendre tant de peine à se charger lui-même, qu’il ait eu le sang-froid, brisé, à demi mort, tout haletant encore des angoisses de la gêne, de construire de toutes pièces une histoire que la malveillance de ses ennemis n’aurait jamais pu rêver plus plausible et plus vraisemblable ? On comprend aisément qu’après de tels aveux, Cratère, Ephestion et Cœnus se soient retirés satisfaits. Alexandre fit lire les déclarations de Philotas devant les soldats assemblés ; une acclamation unanime prononça la sentence. Tous ceux que Nicomaque avait accusés furent avec Philotas, lapidés sur-le-champ.

« Philotas, dit Quinte-Curce, n’obtint pas même la pitié de ses amis. » Mais l’armée n’avait pas seulement condamné Philotas ; elle avait en même temps voté la mort de Parménion. L’arrêt était rendu ; il s’agissait de l’exécuter. Les soldats de l’armée d’Italie auraient bien pu cent fois décréter contre Moreau la peine capitale, il n’en eût pas été pour cela plus facile d’aller saisir le rival de gloire de Bonaparte au milieu des vieilles légions de l’armée du Rhin. Alexandre pouvait, il est vrai, revenir sur ses pas, le décret de proscription à la main, rentrer à la tête de ses cohortes en Médie, sommer les troupes qui gardaient Ecbatane d’abandonner un traître et livrer en dernier ressort bataille à Parménion. Voilà ce que nous

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1880, le Siège de Tyr.