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être rendu certain que par le concours de toutes les forces alliées, c’est-à-dire si l’armée prussienne elle-même se mettait de la partie. Frédéric était-il d’humeur à en donner l’ordre ? Il n’y paraissait pas disposé, et, en tout cas, le maréchal de Broglie ne pouvait se faire l’illusion qu’il eût sur l’esprit du prince assez de crédit pour l’y déterminer[1].

Le maréchal s’était en effet quelque temps refusé à croire ce qu’on lui disait de la malveillance obstinée de Frédéric à son égard et du ressentiment laissé par leur malencontreuse entrevue de Strasbourg ; il avait même répondu, non sans quelque suffisance, à ceux qui lui disaient de se mettre en garde, qu’il avait vécu avec plus d’un souverain et toujours su mériter leur estime. Mais les propos qui ne tardèrent pas à lui revenir par tous les échos le forcèrent bientôt à moins de confiance. Il fallut reconnaître que sa présence à la tête de l’armée française avait eu le don de jeter Frédéric, dès le premier jour, dans un état d’irritation nerveuse qui, loin de se calmer, ne faisait que s’accroître. Du plus grand sérieux du monde, le roi prétendait que l’envoi d’un général dont il avait eu à se plaindre une fois en sa vie était, de la part du cabinet français, une offense directe et préméditée contre sa personne. On ne pouvait prononcer le nom du nouveau commandant français devant lui sans lui causer de vrais accès de rage, et lui-même ne pouvait l’articuler sans le faire suivre de quelqu’une des épithètes outrageantes et indécentes dont il possédait, on le sait, un répertoire des mieux garnis. « Il suffirait, écrit Valori, de faire apercevoir au roi de Prusse que M. le.maréchal de Broglie pût retirer le moindre avantage de la plus légère démarche et même la plus avantageuse qu’il ferait pour qu’il s’y refusât[2]. »

Cette rancune persistante, pour un motif si frivole, étonnait chez un esprit essentiellement pratique et qui, méprisant à peu près également tous les hommes, ne perdait pas d’ordinaire son temps à les aimer ou à les haïr. Un observateur un peu sagace eût deviné> je le crois, que sous cette colère d’emprunt se cachait plus de calcul que d’emportement. Au fond, ce n’était pas l’arrivée de Broglie qui irritait l’impatient monarque, c’était le départ de Belle-Isle. C’était Belle-Isle qu’il regrettait et qu’à tout prix il voulait ravoir sous sa

  1. Le maréchal de Broglie au maréchal de Bello-Isle et au marquis de Breteuil, 15 janvier 1742. (Ministère de la guerre.) — Frédéric prétend dans l’Histoire de mon. temps, et tous les historiens français ont répété après lui qu’une opération d’ensemble, de la nature que je viens d’indiquer, avait été proposée par lui et refusée par le maréchal. Nous ne trouvons aucun indice ni de cette proposition, ni de ce refus, dans les correspondances soit françaises, soit prussiennes, qui sont maintenant publiées.
  2. Valori. Lettre particulière, 18 février 1742, — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)