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laquelle ce prélat offrait à Marie-Thérèse de lui faire reprendre la Silésie, si elle voulait faire à l’empereur une part suffisante en Bohême. Ce fut alors que Frédéric indigné se décida à signer lui-même la paix en tout hâte, et quand Belle-Isle vint au camp prussien lui reprocher sa mauvaise foi, le roi lui ferma la bouche en lui montrant le document accusateur : le maréchal confus se retira sans dire mot. »

il faut croire que ce petit conte, dont le célèbre Carlyle n’a pas fait difficulté de se faire l’écho, circulait dans l’entourage de Frédéric, puisque c’est un de ses commensaux, Thiébaut, qui, dans ses Souvenirs de vingt ans, en a le premier fait part au public. Mais Frédéric lui-même, ni dans les pamphlets qu’il fit publier pour sa défense, ni dans l’Histoire de mon temps, n’a osé en faire mention. Il savait trop bien que la moindre insinuation de ce genre recevrait un démenti catégorique de ce fait seul que Belle-Isle, après la paix de Breslau, ne vint point au camp prussien et n’y eut avec personne ni aucun entretien ni aucune explication. S’il fallait ajouter une preuve négative de plus à celle qui résulte de cette impossibilité matérielle, on la trouverait amplement dans le silence gardé par Belle-Isle lui-même dans ses Mémoires sur un incident qui, s’il avait eu lieu, n’aurait pu échapper à son souvenir et qu’il n’avait aucun intérêt à dissimuler. Écrivant longtemps après que Fleury avait disparu de la scène et parlant avec toute la liberté qu’on peut prendre en face de la mort et de la postérité, préoccupé avant tout de se justifier des malheurs que son entreprise avait attirés sur sa patrie, il ne fait nulle difficulté d’en rejeter la faute sur les lenteurs, les hésitations, la faiblesse du cardinal ; s’il eût pu joindre aux torts qu’il lui reproche celui d’une déloyauté maladroite, il n’eût pas manqué d’ajouter un grief de plus à son dossier. Disons enfin que rien de pareil n’est plus allégué par aucun des historiens allemands de nos jours. Ils laissent aux historiens français le soin de ramasser les mensonges dont ils ne veulent plus[1].

L’assertion que Frédéric a mise en avant lui-même est d’une autre nature et plus difficile à contrôler. Il a soutenu dans ses Mémoires (ce qu’il avait déjà affirmé à Valori) que le cardinal entretenait à Vienne un agent secret, du nom de Fargis ou de Dufargis, chargé de suivre avec Marie-Thérèse une négociation subreptice. C’était lord Hyndfort, assure-t-il, qui lui avait fait passer à temps

  1. Voir en particulier la collection de papiers officiels publiée à Berlin sous le titre de Preussische Staatschriften, t. I, p. 334. — Ce recueil contient une pièce intitulée : Lettre du comte de… à son ami, qui n’est autre chose qu’une justification de Frédéric écrite par lui-même et publiée par ses soins en Hollande. L’auteur du recueil fait remarquer lui-même en tête du document qu’il n’y est pas question de l’anecdote relative au général Pallandt. Voir aussi Droysen, t. I, p. 455. — D’Arneth, t. II, p. 181.