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ordres, ou bien, au retour d’une longue course dans les champs, s’asseyant fatigué au pied de ce même arbre où je me repose aujourd’hui et contemplant la majesté tranquille de ce même paysage. Quelles pensées remplissaient alors sa grande âme ? Le juste orgueil d’avoir assuré l’indépendance de sa patrie et fondé un gouvernement libre faisait-il seul battre son cœur ? Voyait-il se dérouler devant elle le magnifique avenir de prospérité et de grandeur qui l’attendait, ou bien, au contraire, son âme était-elle attristée par les dissensions civiles dont il prévoyait déjà la naissance et, lui si aristocrate d’instincts et d’habitudes, se préoccupait-il par avance des hasards auxquels les hardiesses d’une démocratie sans contrepoids pourraient exposer son œuvre ? Il me semble le voir, le dernier jour de sa vie, allant et venant, comme à son ordinaire, dans ce costume simple et sévère sous lequel on le représente toujours, regardant l’état du ciel, consultant le baromètre, et le soir écrivant ces lignes : « 13 décembre 1799. Le matin neige ; environ trois pouces d’épaisseur. Le vent au nord-est ; le mercure à 30. Il a continué de neiger jusqu’à une heure ; à partir de quatre heures, le ciel est devenu parfaitement clair. Vent toujours à la même place, mais pas violent ; le soir, mercure à 28°. » Ces lignes sont les dernières qu’il ait écrites ; la nuit suivante, on le trouvait mort dans son lit.

En descendant, nous passons près du monument très modeste où ont été déposés les restes de Washington. Prévoyant les honneurs extraordinaires qu’on voudrait lui rendre après sa mort, Washington a formellement disposé par son testament que son corps ne serait jamais déplacé de Mount-Vernon, et ses héritiers ont successivement résisté à toutes les délibérations du Congrès, qui les ont sollicités de ne point obéir à ce vœu. Dans un petit monument en briques très simple, qui est en même temps un mausolée de famille, sont enfermés les deux cercueils de Washington et de sa femme, visibles à travers une grille en fer. Au-dessus de la grille est gravé ce verset de l’évangile : a Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, quand bien même il serait mort, il vivra. » Sur le cercueil de Washington, un seul mot : son nom. Sur celui de sa femme : Marthe, épouse de Washington. Le luxe des inscriptions a été réservé pour les parens de Washington, dont il n’était pas inutile de rappeler les titres et les services. Parmi ces inscriptions assez banales, j’en remarque cependant une qui est gravée sur la tombe d’une nièce de Washington : « The heart was broke, but aches ne more. Ce cœur, qui avait été brisé, ne souffre plus maintenant. » Quelque chose m’a ému dans la pensée de cette destinée inconnue dont les souffrances n’ont fini qu’avec la mort. Peut-être, à tout prendre, n’a-t-on pas tort de perpétuer par des inscriptions le souvenir de ceux qui ne sont plus. Qui sait si, à travers les espaces