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de ces poisons du sol : on peut se lamenter là-dessus, mais elle sera pareille tant que l’état de la nation ne sera pas modifié. Tant que la France et Paris demeureront ce qu’ils sont, Paris calomniera la France et se calomniera lui-même; et cela n’empêche pas que, si par momens quelqu’un, soit un Parisien qui se déplace comme M. Ludovic Halévy, soit un provincial comme MM. Erckmann-Chatrian, lui donne un démenti honnête et bien tourné, Paris goûte l’intermède de la meilleure grâce du monde, comme un divertissement très propre à le reposer de ses calomnies.

Des marchands de bois, un maître d’école et leurs familles, voilà les personnages que MM. Erckmann-Chatrian nous présentent dans un petit village des Vosges : à considérer même leurs dissensions et leurs chagrins, nous trouverons le même rafraîchissement d’esprit que le docteur Faust à coudoyer les bonnes gens qui regardent passer les bateaux et que Werther à contempler « les créatures fortunées qui parcourent dans une heureuse paix le cercle étroit de leur existence et voient tomber les feuilles sans penser à autre chose, sinon que l’hiver approche, » La simplicité de ces gens, de leurs mœurs et de leur langage n’aura pas de peine à nous ravir, et pour peu que d’ailleurs l’ouvrage soit un chef-d’œuvre, nous l’accueillerons aussi bien que l’Allemagne, justement après Werther et Faust, accueillit ce chef-d’œuvre. Hermann et Dorothée. Jean Rantzau et Jacques Rantzau, les deux frères, sont ennemis depuis vingt ans et plus, parce qu’en mourant leur père a avantagé l’aîné autant que le lui permettait la loi. Jean a une fille et Jacques un fils. Élevés à se détester, ces deux enfans, George et Louise, s’aperçoivent un jour qu’ils s’aiment en dépit de leurs pères et d’eux-mêmes. Le père de Louise, lui aussi, s’est aperçu de cet amour: il veut la marier à un garde-général, qui doit l’aider à vexer son frère. Louise refuse; elle va mourir de langueur, elle est condamnée. Alors l’aîné des frères, Jean Rantzau, ce terrible homme, consent au mariage de Louise et de George, et pour obtenir l’aveu de Jacques, il signe une convention qui est l’abdication de sa haine, de son orgueil et de sa fortune. Mais ce pacte lui-même est un document de haine et George le réprouve; par un discours pathétique, il persuade son père de le déchirer; un autre contrat sera fait et les Rantzau réconciliés feront encore souche de Rantzau. A merveille! ce sujet nous suffit. Il est presque aussi simple que celui de Romeo et Juliette, presque aussi pauvre et nu; mais qu’importe? cette pauvreté même, cette nudité nous plaisent. Nous avons vu, mon Dieu! tant d’aventures extraordinaires et scandaleuses arriver sur la scène à de beaux fils et à de peu honnêtes dames, affublés de noms brillans et pleins de génie parisien, que nous sommes ravis d’assister à l’histoire vraisemblable et décente de ces bourgeois de village qui, même atroces dans leur