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la philosophie, lui échappaient ; à vrai dire, il n’y avait jamais regardé. Il avait parcouru les terres coloniales, l’Afrique méridionale, les Indes. Qu’en a-t-il rapporté? Rien. On croirait qu’il a voyagé sans ouvrir les yeux; si l’on s’aperçoit qu’il a quitté sa chambre et qu’il a traversé les mers, c’est par une seule pièce de poésie, l’Albatros. C’était un poète subjectif; il s’enfonçait au dedans de lui-même, s’y plaisait et y restait. Ce qu’il aimait, c’était sa propre pensée, sa fantaisie, j’allais dire sa divagation. Le monde extérieur ne l’intéressait guère; il le voyait peut-être, mais à coup sûr il ne l’étudiait pas. Si parfois il lui a accordé quelque attention, c’était pour en découvrir, pour en constater les vices qui l’aidaient à mépriser l’humanité. Quand on s’ingénie à mépriser l’humanité, on est toujours tenté de trop s’estimer soi-même, et j’ai peur que ce n’ait été le cas de Baudelaire, qui s’enorgueillissait de son étrangeté. Dans son Héautontimorouménos, il a dit : « Ne suis-je pas un faux accord dans la divine symphonie? » Le mot eût été plus juste s’il avait dit : « Ne suis-je pas un accord faussé? » Plus il rêvait l’impossible, plus son existence lui semblait plate ; volontiers il se serait écrié comme Henri Heine : « Oh ! que je puisse voir le spectacle de grands vices, de crimes sanglans et immenses ! Épargnez-moi la vue de cette vertu qui a bien dîné et de cette morale qui paie à l’échéance! »

Lorsque, dans son numéro du 1er juin 1855, la Revue des Deux Mondes publia les Fleurs du mal, ce fut un étonnement et un succès. On admira la facture savante, la vigueur métallique des vers, mais plus d’un lecteur fut choqué de l’âcreté de la pensée. On était accoutumé à voir la poésie française ne jamais revêtir que des idées douces, tendres ou tristes; la jérémiade des poètes se perdait dans le nuage des souffrances indéfinies; la lamentation était vague et l’aspiration confuse. Avec les Fleurs du mal, il n’en était plus ainsi; l’auteur faisait l’autopsie de soi-même, et s’il se découvrait un cancer, il s’ingéniait à le faire toucher à celui qu’il appelait :


Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !


Le retentissement fut grand comme pour toute œuvre exceptionnelle; entre les bravos et les murmures, Baudelaire faisait effort pour rester impassible ; les critiques ne parvenaient point à s’entendre.» Enfin! disaient les uns. — Hélas! » soupiraient les autres. Le gouvernement intervint pour les mettre d’accord. Dès que le volume eut été publié en librairie, on le déféra à la police correctionnelle : outrage à la moralité publique. Je crois rêver en racontant cela.