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Ces abus de la corruption, contre lesquels, en principe, tout le monde est au moins unanime, seront plus faciles à faire disparaître, grâce à l’énergie du sentiment public sur ce point, que ceux résultant de ce qu’on appelle le spoils system. Il y a longtemps qu’un ancien président des États-Unis (c’était le général Jackson) a prononcé cette parole : « Aux vainqueurs les dépouilles » et a posé le principe que, du jour où un homme arrivait au pouvoir, c’était son devoir de partager toutes les fonctions publiques entre ceux qui l’avaient soutenu, depuis les plus élevées jusqu’aux plus infimes. Nous sommes entrés depuis quelques années en France dans ce beau système, et nous commençons à en cueillir les fruits. Mais les Américains nous y ont devancés et l’ont poussé à un degré de perfection auquel nous ne sommes point arrivés encore, qu’il s’agisse de fonctions politiques, financières ou administratives, comme celles de receveur des douanes ou de directeur des prisons. Il n’y a pas moins de quatre-vingt mille fonctions qui peuvent être ainsi distribuées, et comme le président et les ministres ne peuvent pas connaître tous les candidats, ce sont les sénateurs et les députés qui se chargent de les leur indiquer, les sénateurs surtout qui, forts du droit de confirmer les nominations appartenant au sénat, ne permettent pas que, dans l’intérieur de leur état, aucune nomination se fasse en dehors de leur influence. Ne connaissons-nous pas un pays où les choses commencent à se passer ainsi?

Un petit fait donnera l’idée du point jusqu’où les abus sont poussés... en Amérique. Pendant que nous étions à Washington, il s’agissait de remplacer le directeur des postes de la Virginie qui avait, je crois, malversé. Personne au sénat ne songeait à le défendre, mais le parti démocratique n’en eut pas moins recours à toutes les ruses de la procédure obstructionniste pour amener ce qu’on appelle en style parlementaire américain : a deadlock, une grève, et empêcher la nomination du candidat présenté par le président de la république pour le remplacer. Pourquoi? Parce qu’il allait y avoir des élections en Virginie, que le nouveau directeur des postes était le protégé d’un sénateur virginien et que la nomination du candidat de ce sénateur aux fonctions de directeur des postes aurait assuré la nomination des candidats appuyés par lui à la chambre des représentans. Il y a, comme on le voit, une véritable mise en tutelle du pouvoir exécutif, dont le droit est confisqué par ses partisans. Aussi une réaction assez vive s’est-elle prononcée dans l’opinion publique contre les abus du patronage, et cette réaction a même amené la nomination d’une commission parlementaire intitulée : « Commission de la réforme du service civil, » qui cherche à introduire dans les services civils une hiérarchie, des conditions d’admission et des garanties contre les destitutions arbitraires.