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Il n’y a que des soldats d’avant-garde comme le général Skobelef qui puissent lever ce drapeau au risque de s’engager à contre-temps. Le cabinet de Saint-Pétersbourg n’en est pas là, il laisse au héros de Geok-Tépé la responsabilité de ses discours. Alexandre III, s’inspirant sans doute d’un intérêt conservateur, semble bien plutôt préoccupé de renouer des relations intimes avec ses deux puissans voisins d’Allemagne et d’Autriche. Il le montrait dernièrement encore par le témoignage de déférente cordialité qu’il envoyait au vieil empereur Guillaume à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance et par la mission qu’il a donnée à son frère, le grand-duc Wladimir, à Vienne, par ce voyage dont l’intention, sans être ostensible et avouée, n’est pas moins apparente. S’il fallait une preuve de plus des dispositions présentes du cabinet de Saint-Pétersbourg, cette preuve serait dans le choix que le tsar a fait de M. de Giers pour le ministère des affaires étrangères au moment où le prince Gortchakof, vaincu par l’âge, quitte définitivement la scène publique, en gardant comme un dernier honneur, comme un souvenir ce titre de chancelier qu’il a si longtemps porté. Depuis quelques années, il est vrai, le vieux chancelier ne dirigeait plus activement les affaires étrangères ; il s’efface complètement aujourd’hui, et avec lui c’est toute une époque qui disparaît. Les Russes mettent quelque orgueil à rappeler que depuis trois quarts de siècle l’empire n’a eu que deux ministres des affaires étrangères, le comte Nesselrode et le prince Gortchakof. Il est certain, sans remonter jusqu’à M. de Nesselrode, le fidèle et modeste ministre de deux règnes, que le prince Gortchakof aura eu un rôle brillant et qu’il garde une place éminente dans l’histoire de cette diplomatie russe qu’il a représentée et dirigée pendant vingt-cinq ans.

C’était un personnage de vieille éducation diplomatique, aimable dans ses rapports, habile à saisir les circonstances, mettant du bel esprit, de la grâce, de l’adresse, de la fierté au service d’une politique traditionnelle. Ministre encore peu connu à Stuttgart au moment de la guerre de Crimée, bientôt mêlé aux grandes négociations européennes, appelé à la paix par Alexandre II à recueillir la succession du comte Nesselrode, le prince Gortchakof n’a cessé depuis de conduire avec un succès croissant les affaires de son pays. Il a été ce que l’impératrice Catherine aurait appelé un des « cochers de l’Europe. » C’est lui qui, au lendemain de la guerre de 1856, avait trouvé le mot : « La Russie se recueille ! » Et dans ce recueillement qui n’était pas de l’inaction, il savait déjà ce qu’il voulait. Il n’avait d’autre pensée que de préparer patiemment la revanche de la Russie, s’étudiant à profiter des événemens, tenant tête à l’orage pendant l’insurrection de Pologne, sachant au besoin faire payer sa neutralité ou une semi-alliance dans les conflits qui se succédaient. Il mettait un art plein de dextérité et de hardiesse à donner une forme diplomatique aux ambi-