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dans sa pleine maturité. Aux dons les plus heureux il avait pu ajouter le bénéfice de l’intelligente direction qu’il avait reçue de son frère et celui d’une complète expérience de la vie. Comme son esprit, son talent n’avait pas cessé de grandir, et il était prêt pour l’œuvre colossale à laquelle il devait se consacrer tout entier, une des plus vastes que jamais artiste ait pu rêver, une de celles qui, exigeant la réunion de toutes les qualités du penseur et du peintre, lui permettaient le mieux de montrer tout ce qu’il valait.

D’autres viendront après Van Eyck qui se tailleront des tâches plus restreintes et des spécialités plus modestes. Il y aura des peintres de genre, de portraits, de paysage, d’architecture, de fleurs ou de nature morte : Van Eyck aura fait excellemment tout cela. Comme portraitiste, il vaut Holbein, et Breughel, à ses meilleurs jours, n’aurait pas su mieux peindre le beau lis blanc que l’ange Gabriel tient à la main. D’un bout à l’autre de cette immense épopée, l’exécution est merveilleuse. Le dessin, très personnel, pénétrant, incisif et rigoureusement exact, insiste sur les traits physionomiques avec un sens profond de la vie. S’il a plus de virilité que de grâce, s’il excelle surtout à reproduire avec force un mâle visage, les deux saintes femmes qui se mêlent au cortège des ermites nous montrent qu’à l’occasion il sait aussi exprimer le charme de la beauté féminine. La couleur a le même caractère de puissance et de plénitude que le dessin. Bien que montée au plus haut degré d’intensité, elle arrive toujours à trouver des ressources et à les varier. Ses transparences sont si veloutées, ses profondeurs si mystérieuses, son éclat si magnifique qu’on se demande quels principes subtils et quelles mixtions savantes ont pu produire ces bleus, ces verts, ces rouges dont la violence serait excessive s’ils ne se tempéraient entre eux. A distance, en effet, leur richesse est contenue, et l’aspect de l’ensemble reste plutôt grave que brillant. Quant à la touche, elle semble défier la nature, à force de souplesse. Il n’est pas d’objet dont elle n’ait raison et qu’elle ne mette en quelque sorte sous vos yeux : carnations, étoffes, marbres, métaux, pierres précieuses, toute matière est rendue dans sa forme, sa couleur, sa substance. Où que le regard se porte, il ne trouvera jamais en défaut ce pinceau posé, précis, scrupuleux, qui prend la quantité qu’il faut de couleur, avec sa nuance et son degré d’intensité, l’applique comme il convient et donne au travail la qualité et le fini qu’il doit avoir. Large et simple si on s’en tient à l’aspect d’ensemble, ce travail, observé en détail, ne découvre que des mérites nouveaux à l’examen le plus attentif. Aucun abandon d’ailleurs, pas de ces facilités charmantes ni de ces sous-entendus que l’art connaîtra plus tard. Ne comptez pas sur pareilles surprises, ou plutôt n’en cherchez pas d’autre que celle d’une perfection toujours égale à elle-même. A le