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comparaison avec celle de Florence. Ses maîtres de la grande époque font ici à peu près défaut, mais les primitifs abondent et quelques-uns même avec les ouvrages les plus considérables qu’ils aient produits. Au sortir de ces travaux anonymes qu’on trouve à la naissance de la peinture vénitienne, les œuvres de l’école de Murano sont les premières qu’on puisse citer et à bien des titres : l’Adoration des mages, d’Antonio Vivarini, mérite un intérêt particulier. Toutes les ressources décoratives qu’autorisait un pareil sujet y ont été mises en jeu et la splendeur pittoresque d’une telle scène était bien faite pour plaire à des Vénitiens. Étoffes, armes, bijoux, carquois, riches présens, tout l’apparat du luxe le plus magnifique, non-seulement Vivarini l’a déployé avec une complaisante profusion, mais, à l’exemple des peintres primitifs de Cologne, pour ajouter à l’illusion, il a partout multiplié les dorures et accusé le relief de tous ces objets précieux par des gaufrures dans lesquelles çà et là sont même enchâssées des morceaux de verre ou des pierres de diverses couleurs ; comme si, en invoquant une fois encore la collaboration du mosaïste et de l’orfèvre, il tenait à rappeler les origines d’un art qui leur devait tant et à laisser ce dernier témoignage des anciennes traditions auxquelles il se rattachait. A côté de l’influence qu’a exercée sur lui Gentile da Fabriano, qui, d’une manière pareille, a traité ce sujet de l’Adoration des mages[1], Vivarini a, d’ailleurs, son originalité marquée. Quelques-unes de ses figures sont d’une invention aussi heureuse que naïve, entre autres ce mage à barbe blanche qui baise avec respect les pieds de l’Enfant Jésus et que nous retrouverons chez Véronèse lui-même dans un de ses chefs-d’œuvre du musée de Dresde. Une Marie-Madeleine, également peinte à la détrempe et qui porte la signature de Carlo Crivelli, nous offre le même luxe de dorures et d’ornemens : sa robe avec les broderies des épaulettes, son peigne et le vase de parfums qu’elle tient à la main sont aussi dorés et en relief. Comme Vivarini, Crivelli a son style à lui, et dans cette jeune femme pâle, dédaigneuse, aux lèvres pincées, aux doigts allongés et légèrement relevés du bout, nous reconnaissons le type, d’une coquetterie un peu précieuse, qu’il a plus d’une fois reproduit. Il y a moins d’originalité chez le second des frères Vivarini, Bartolommeo, et son naturalisme assez rude semble avoir cherché, par-delà Mantegna, des inspirations et des modèles en dehors de l’Italie. La composition même de son Saint George et le paysage compliqué qui lui sert de fond paraissent empruntés à l’école flamande primitive. Dès cette époque, en effet, les relations du nord de l’Italie avec l’Allemagne et les Flandres

  1. Dans le tableau qui se trouve à l’Académie de Florence.