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remède d’une époque profondément troublée. De sourdes et confuses terreurs assaillent l’homme réfléchi et les foules irréfléchies. En effet, que voit-on ? Des ébranlemens prolongés, des espérances déçues, des fluctuations sans arrêt, la crainte du retour d’un passé qu’on repousse, et l’incertitude d’un avenir qu’on ne peut définir[1]. Ce trouble de l’heure présente, ce désarroi des consciences, ce manque d’équilibre des âmes, cette instabilité prodigieuse des croyances dont tout le monde souffre à son heure, tout cela tient, nous dit-on, à l’antagonisme du savoir toujours croissant et d’un reste précaire de domination des théologies et des métaphysiques qui se sentent ruinées par la science. Auguste Comte, le premier, aperçut clairement que l’office vrai de la philosophie nouvelle devait être de rattacher toute la stabilité mentale et sociale à la stabilité de la science, qui est le point fixe donné par tout le progrès de la civilisation, et de tirer du savoir positif l’ordre entier des croyances au lieu de perpétuer entre la croyance et la science un conflit irrémédiable et désespérant. C’est là le point de ralliement pour tous ceux qui, spontanément, c’est-à-dire sous l’action dissolvante du. milieu social, ont abandonné la foi traditionnelle. En ralliant ces consciences éparses et sans lien, la philosophie nouvelle aura rendu un grand service social. En faisant son dogme intellectuel de la connaissance réelle du monde, elle fera sons dogme moral du service de l’humanité[2].

C’est donc comme bienfaiteur que Littré salue Auguste Comte, avec la même piété que Lucrèce autrefois pour Epicure, quand il le proclamait le libérateur de son âme et du monde asservi. « Au prix des vives lumières dont je lui suis redevable, quel compte dois-je tenir de quelques erreurs dans lesquelles il a pu m’entraîner ? Si l’enseignement que j’ai reçu de ses ouvrages m’eût fait défaut, je serais resté, suivant la nature de mon esprit et de mes études, dans la condition négative, ayant reconnu d’une part, après des efforts souvent recommencés, que je ne pouvais accepter aucune philosophie théologique ou métaphysique, et d’une autre part, ayant reconnu également que je ne pouvais, par mes propres forces, monter à un point de vue universel qui nie tint lieu de métaphysique et de théologie. Ce point de vue, M. Comte me l’a donné. Ma situation mentale en fut profondément modifiée ; mon esprit devint tranquille et je trouvai enfin la sérénité[3]. » Si en effet Auguste Comte put rendre à une génération troublée la sérénité perdue, cette louange n’est pas excessive, et la plus haute gratitude n’égalera pas la grandeur du

  1. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 75.
  2. Ibid., p. 74.
  3. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 516.