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LA PASTORALE DANS THÉOCRITE.

qui l’aveuglement de Daphnis est un aveuglement métaphorique. Cela veut dire que, sous l’empire de Vénus, il est aveuglé par une passion furieuse. Et une fois engagé dans ce symbolisme moral, Hardion, qui reconstitue très sérieusement l’histoire du berger sicilien, découvre que, dans Théocrite, les paroles de Priape et la querelle de Vénus et de Daphnis signifient qu’en réalité, celui-ci, « après avoir tenu dans sa première jeunesse une conduite sage et réglée se serait abandonné dans la suite à la violence de son tempérament, à une débauche excessive. » Et voilà comment les bonnes mœurs trouvent une sanction de plus dans l’exemple de Daphnis. Revenons à la poésie grecque.

Ce qu’il faut dire, c’est que la mythologie de la nature est vraiment une de ses principales sources ; non-seulement au temps où, sous des influences orientales, la poésie contribue à la célébration de certaines fêtes comme celle d’Adonis, mais dès son origine, dans son expansion la plus libre et la plus purement hellénique : Homère est tout pénétré de cette mythologie de la nature. C’est le mérite de Théocrite de s’être mis, en composant le chant de Daphnis, sous les impressions de mythologie agreste d’où paraît être sortie la figure du beau berger sicilien, personnification délicate et idéale de la vie pastorale. Voilà ce qu’on peut affirmer, croyons-nous, sans subtilité et sans esprit de système.

On sait que les solitudes sauvages des montagnes de la Grèce, les bois, les rochers, les sources, ont été peuplés par l’imagination d’êtres divins, qui en représentaient la nature et les aspects. Ces créations d’une religion toute poétique se répartissaient entre deux classes, qui répondaient à deux ordres d’impressions. D’un côté, l’énergie capricieuse de la végétation, les irrégularités violentes et heurtées des rochers et des torrens, les allures et l’ardente bestialité des animaux qui les fréquentaient, étaient exprimées par les satyres, à moitié hommes et à moitié boucs, bondissans, farouches, luxurieux ; de l’autre, la grâce, la fraîcheur, la pureté des vallées ombragées et solitaires, des eaux limpides, de l’air vivifiant, se retrouvaient dans les élégantes figures des nymphes, dans celle d’Artémis, la chaste et noble chasseresse, dont les forêts étaient comme le sanctuaire. C’est à cette seconde sorte d’impressions physiques et morales que se rattache le mythe de Daphnis. Ce sont elles qui ont fourni les principaux traits de sa légende : sa naissance parmi les lauriers dans la plus gracieuse vallée de l’Etna, son éducation par les nymphes, sœurs de sa mère, sa beauté, son amour pour la nymphe Naïs ou la nymphe Pimpléa, deux noms qui signifient l’eau courante ou l’abondance d’une source, sa vie solitaire au milieu de ses troupeaux et de cette nature sauvage qui lui inspire