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ses poches bourrées de petits traités religieux. Lorsqu’il partit pour la Sibérie, il emportait avec lui une pacotille énorme de brochures, accompagnée de toute une cargaison de grands et de petits Évangiles. Il les répandait à pleines mains ; dans la seule Sibérie occidentale, il a distribué quatre mille Nouveaux-Testamens, neuf mille brochures édifiantes, qu’il avait eu la précaution de faire agréer par la censure. Il s’était muni aussi « de papiers pour les murailles ; » c’étaient des gravures coloriées qui représentaient la parabole de l’enfant prodigue avec le texte russe en regard. A peine arrivé à l’étape, s’armant d’un marteau et de broquettes, il choisissait son endroit et y clouait bien vite une de ces estampes, qui faisaient ouvrir de grands yeux aux maîtres de poste. L’évangile renferme une page bien propre à décourager l’optimisme des missionnaires. Il y est écrit qu’un semeur sortit un matin pour semer, qu’une partie du grain tomba le long de la route, où les oiseaux le mangèrent, une autre sur un sol caillouteux, où le soleil le sécha, une autre encore parmi des épines qui l’étouffèrent. M. Lansdell ne se défie ni des oiseaux, ni du soleil, ni des épines. Peut-être se fait-il des illusions, mais elles sont trop respectables pour qu’on ait le cœur de les combattre.

Au demeurant, il n’affirme rien ; il ne répond pas de l’événement sur son salut. Il sème vaille que vaille, s’en remet à la grâce divine du soin de faire le reste en souhaitant qu’au jour du jugement dernier, sa moisson se trouve avoir été abondante, et nous le souhaitons comme lui. Mais on ne saurait trop admirer l’inconséquence des opinions humaines. A peine venait-il de débarquer à Irkutsk, lorsque éclata un terrible incendie qui consuma en quelques heures les trois quarts de cette malheureuse ville, bâtie en bois, comme cela se pratique dans toute la Sibérie. Une chapelle seule fut épargnée, et le clergé russe s’empressa de crier au miracle, en quoi il eut tort, remarque fort sagement M. Lansdell, attendu que cette chapelle était un des rares édifices de l’endroit qui fût construit en briques. Quelques pages plus loin, ce même M. Lansdell nous fait observer que, si la veille un des chevaux attelés à sa tarantass ne se fût avisé de rompre son trait et de s’enfuir, l’obligeant à demeurer en plan au milieu des bois durant une demi-journée, il serait arrivé à Irkutsk quelques heures plus tôt, qu’il aurait eu le temps de déballer son bagage et que, selon toute apparence, ses malles eussent été brûlées. Il en prend occasion pour rendre grâces à Dieu. C’est ainsi que popes russes ou missionnaires anglais, chacun a sa petite Providence particulière, dont il use et dont il abuse ; on croit fermement à la sienne, on croit plus difficilement à celle des autres.

Qu’on n’aille pas s’imaginer après cela que M. Lansdell soit un fanatique, ni qu’il appartienne à la classe des missionnaires ascètes,