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comparaison que les fonctions supérieures du corps social, celles qui administrent la partie morale, esthétique, scientifique et qui conduisent l’évolution, sont sous la dépendance absolue des fonctions inférieures qui assurent l’entretien matériel de la société, ce qu’on peut appeler l’industrie, tout de même que, dans le corps vivant, les fonctions supérieures dévolues au système nerveux sont sous la dépendance des fonctions de nutrition sans lesquelles elles ne peuvent ni exister ni être connues. L’omission de l’économie politique est donc une grave lacune dans la sociologie et aussi un vice grave contre la méthode qui gouverne la hiérarchie des sciences. — Une seconde lacune urgente à combler concerne la théorie cérébrale. L’hypothèse de Gall, adoptée légèrement ou plutôt adaptée avec quelques modifications par Comte à son système, est une conception ruineuse. Il faut donc se hâter de retirer de l’édifice ces matériaux trompeurs ; mais le vide qu’ils laissent est grand. C’est toute la psychologie biologique à constituer, tout l’ensemble des conditions organiques sous lesquelles se manifeste la pensée. Ainsi comprise, cette théorie appartient à la biologie ; c’est dans l’anatomie qu’elle doit être étudiée, dans la physiologie, dans la zoologie, dans l’évolution des âges, dans la pathologie. Elle n’a encore, il est vrai, au service des savans que des rudimens, étant la plus compliquée et la plus difficile des parties de la biologie ; mais ce qu’on sait vraiment et qui s’accroît tous les jours montre ce que sera un jour cette science quand elle sera constituée et en marche. — Enfin la plus grave des lacunes est l’omission de la psychologie, non pas la psychologie comme nous l’entendons et comme la soutient Stuart Mill contre la condamnation formelle d’Auguste Comte, la psychologie de l’homme individuel, mais la psychologie de l’homme collectif, qu’il appelle « la théorie subjective de l’humanité » et qui comprend, outre l’étude des conditions formelles de la pensée, la morale et l’esthétique. Ces théories font défaut dans la philosophie positive ; elles lui sont pourtant essentielles. Elles sont le complément même de la philosophie ; tant qu’elles ne sont pas constituées, une foule de notions vraiment philosophiques restent déclassées, sans liaison, sans ensemble. Mais, comme le dit M. Littré dans son langage elliptique et abstrait, « elles n’arrivent qu’à la suite du savoir objectif ; » c’est à l’aide de ce savoir qu’on peut examiner, au terme de la carrière parcourue, l’instrument subjectif qui l’a parcourue et conquise ; la théorie du sujet est le complément indispensable de la théorie de l’objet[1].

Voilà bien des lacunes, et très graves, signalées dans la doctrine d’Auguste Comte ; mais, pas plus que lui, son disciple n’est

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 663.