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touchait l’un, tous résonnaient. Enfantin m’avait demandé une note à cet égard ; je la lui fis très détaillée, car c’était un sujet que les études préliminaires de mes voyages m’avaient rendu familier. Il la lut et me dit : « Ces diables d’anciens, ils avaient tout deviné. » Lorsque Pie IX promulgua le dogme de l’immaculée conception, il fut heureux : « Enfin, disait-il, le paradis mâle a fait son temps, car voilà qu’on y introduit la femme ; à côté du Dieu, sur son trône même, on assoit la Déesse. C’est un gage d’avenir. De la loi religieuse, cette idée glissera tôt ou tard dans la loi civile, et la femme sera l’égale de l’homme. On a laissé l’église catholique prendre les devans dans une question qui, depuis longtemps, aurait dû être résolue. » Plusieurs fois il essaya d’amener à sa doctrine des prêtres chez lesquels il avait cru remarquer quelques traces d’hétérodoxie ; directement et par un de ses disciples il fut en correspondance avec l’abbé Gratry. Les formules mathématiques sur lesquelles celui-ci aimait à appuyer son argumentation avaient encouragé Le Père, qui était un mathématicien remarquable, à tenter une aventure dont l’issue ne pouvait être douteuse.

Comme les patriarches de la Genèse, les saint-simoniens étaient fiers de leur filiation intellectuelle ; ils avaient été engendrés à « la vie nouvelle » par des hommes dont ils prononçaient le nom avec respect. A un dîner au palais des Tuileries, la conversation tomba sur le saint-simonisme et on réédita cette vieille calomnie de la pluralité des femmes qui a atteint toutes les sectes naissantes, à commencer par les premiers chrétiens. L’empereur dit, en souriant : « Prenez garde, il y a peut-être des saint-simoniens parmi nous. » Il y eut un geste de surprise, surtout lorsque l’on vit le prince de… se lever et dire : « Je suis fils de Talabot, fils de Lambert, fils d’Enfantin, fils d’Olinde Rodrigues, fils de Saint-Simon. » Napoléon III regarda trois de ses ministres et un sénateur assis à sa table ; comme ils ne jugèrent pas à propos de faire leur profession de foi, il changea de conversation. Bien des hommes considérables, en effet, sont sortis de cette école. Quelques-uns s’en sont glorifiés, d’autres au contraire l’ont caché avec soin. J’ai été obligé, un jour, de rappeler à Husson, qui fut directeur des affaires municipales, directeur de l’assistance publique, secrétaire-général de la préfecture de la Seine, qu’il avait été « membre du collège au second degré. » Plus d’un a porté le costume qui depuis ne s’en est pas vanté. Je serai discret et, parmi les écrivains encore vivans, je ne dirai point quels sont ceux qui ont endossé le gilet, le fameux gilet fraternitaire, ce gilet lacé que l’on ne pouvait mettre seul. Cela signifiait : Tu as besoin de ton frère, n’oublie jamais que lui aussi a besoin de toi. Ce costume a fait rire Paris en 1832 ; il était emblématique et fort laid ; on l’inaugura dans un jour d’émeute.