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matelots à bord d’un navire qui les déposa à Smyrne, où ils couchèrent dans les jardins, sous les figuiers, dont ils mangeaient les fruits. Ils parvinrent jusqu’à Constantinople. C’est là, derrière les fenêtres treillagées des harems, dans la profondeur des palais dont le Bosphore baigne les pieds, c’est là que doit être La Mère ; elle attend peut-être pendant qu’on la cherche. Ils dormaient dans le grand champ des morts, abrités par les cyprès contre les rosées du matin, vaguant dans les bazars, s’arrêtant parfois et prêchant la foi de Saint-Simon ; parlant français à des Turcs qui ne les comprenaient pas et qui s’éloignaient avec respect parce qu’en Orient les fous sont vénérés. Sultan Mahmoud apprit que des hommes parcouraient les rues de Constantinople et prononçaient des discours inintelligibles. Il les fit arrêter et mettre en prison ; puis il leur envoya un officier pour leur demander ce qu’ils venaient faire à Stamboul. Barrault rédigea une note qui fut traduite en turc et remise au sultan : — « Saint-Simon, Enfantin, Le Père suprême ; le Dieu Père et Mère ; la femme égale de l’homme ; l’art égal de l’industrie ; la vie future, la transmigration des âmes ; nul de nous n’est Dieu, mais Dieu est en nous ; l’âge d’or n’est pas derrière, comme l’ont dit les poètes, il est en avant ; le jour où la femme libre aura parlé, les cieux se déchireront et l’on verra Dieu dans sa gloire. » Sultan Mahmoud lut cet « exposé de principes, » ne comprit rien et dit : « Ils ne sont pas dangereux, lâchez-les. » On leur rendit la liberté. L’un d’eux, qui était médecin, fut appelé chez un Arménien dont le fils s’était brisé la jambe ; il soigna le blessé, le guérit et reçut 300 francs, qu’il remit à Barrault. Celui-ci convoqua ses compagnons. Il dit : « Mes enfans, je crains que La Mère ne soit pas à Constantinople ; nous perdons ici un temps précieux qui devrait être consacré à l’apostolat. Grâce à Ch., nous sommes riches, et 300 fr. nous permettent de tenter quelque grande aventure. Il faut payer d’exemple et prouver que nous sommes la loi vivante. Nous allons donc nous rendre en Océanie, nous nous arrêterons à l’île de Rotouma, dont la température est douce et le sol fertile. Nous y établirons la religion de Saint-Simon et le gouvernement modèle. Le bruit de notre félicité parviendra en Europe, et les états s’empresseront de nous imiter ; mais nous devons d’abord accomplir notre tâche et nous assurer que La Mère n’est pas en Russie. Nous allons traverser le Pont-Euxin. » Dès qu’ils eurent mis le pied sur les quais d’Odessa, ils furent conduits au bureau de police, interrogés et emprisonnés. L’empereur Nicolas n’avait qu’un goût restreint pour les novateurs et les apôtres ; le gouverneur d’Odessa le savait. Le lendemain, il fit comparaître Barrault et ses compagnons ; il leur donna le choix : être conduits à Saint-Pétersbourg d’étape en étape, ou repartir pour Constantinople. Ils n’hésitèrent point et revinrent en Turquie. L’île