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d’un crime. » L’enterrement eut lieu le 30 janvier ; la foule y était grande. Gautier, souffrant d’un abcès à la gorge, était venu, la tête enveloppée d’un châle jaune qui faisait ressortir la pâleur de son visage décomposé par la douleur.

À cette époque, bien des bruits ont couru que la crédulité publique accepta sans contrôle ; récemment on a essayé de les faire revivre et l’on a dit que Gérard avait été tué, dépouillé par des malfaiteurs qui avaient accroché son cadavre à une grille pour faire croire à un suicide. C’est une erreur ; Gérard s’est pendu ; il s’est pendu parce qu’il était fou et qu’il n’y a pas un fou, si tranquille, si apaisé, si « gai » qu’il soit, qui, sous une impulsion que l’on ne peut prévoir, ne cherche à se donner la mort. C’est là un fait que la science aliéniste ne permet pas de nier. Une enquête a été faite ; on a reconstitué l’emploi de la soirée et de la nuit de Gérard jusqu’à trois heures du matin ; cette enquête a été résumée dans un rapport que l’on a eu raison de ne pas divulguer ; j’ai eu ce rapport entre les mains, treize ans plus tard ; il a été détruit lors des incendies allumés par la Commune. L’enquête prenait Gérard à cinq heures et demi du soir, dans un cabaret des Halles, on il dina ; au cours de la soirée, il fut vu dans trois maisons différentes ; vers deux heures du matin, il échangea quelques paroles avec une ronde de police qui traversait la place Baudoyer. Il était vêtu de l’habit noir que je lui avais vu, portait deux chemises l’une sur l’autre et était coiffé d’un chapeau de haute forme. Cette nuit-là, il a gelé à dix-huit degrés ; la fatigue le prit, et, pour dormir, il se rendit rue de la Vieille-Lanterne, où il connaissait un garni dans lequel il pouvait coucher : droit à la paille, dix centimes.

La rue de la Vieille-Lanterne, aujourd’hui détruite, était une ruelle du moyen âge semblable à celles qui longent les murailles de Saint-Jean-d’Acre. C’était un ruisseau à ciel ouvert, prenant naissance à la rue de la Planche-Mibray, se creusant et restant en contrebas de la rue de la Tuerie, par laquelle elle communiquait avec la place du Châtelet, à l’aide d’un escalier de six marches. Sur l’escalier un corbeau apprivoisé se tenait tout le jour et disait : J’ai soif ! Un égout partant du marché de Saint-Jacques-la-Boucherie et se dégorgeant dans la Seine au quai de Gesvres s’ouvrait dans la rue de la Vieille-Lanterne par deux poternes, l’une à droite, l’autre à gauche, se faisant face et fermées par une forte grille en fer. C’était un lieu sinistre d’aspect, à la fois sentine et coupe-gorge ; en 1848, un des chefs de l’insurrection de juin y avait établi son quartier-général. Au-dessus de la baie formée par les murailles rapprochées, on apercevait la Victoire dorée de la colonne du Châtelet, qui apparaissait comme une divinité s’envolant hors de cette fosse. Dans toute la rue une seule maison : cabaret, bouge et garni, Gérard de