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pour vous avoir logée ainsi parmi les flammes éternelles, lui qui, vous voyant, arrête son discours et renonce au charme de votre présence pour ne pas vous retenir sous les flocons de braise ! Homère eût fait de vous une déesse, la renaissance n’eût jamais consenti à vous placer plus mal qu’en purgatoire, mais cet horrible moyen âge n’a point d’entrailles et le grand Alighieri est son prophète. Quiconque a péché rôtira au feu d’enfer ; nos ennemis d’abord, cela va sans dite, puis nos amis : Farinata, Sordello, Brunetto et jusqu’à cette pauvre Francesca coupable de quoi ? D’avoir aimé ! Damner l’éternel féminin, ô barbarie !

On ne conçoit guère une pièce de théâtre sur ce sujet où Dante ne jouerait pas un rôle : lié avec les deux familles de Ravenne et de Rimini, témoin en quelque sorte de l’événement, rien n’empêche qu’un auteur ne l’introduise dans son drame. Uhland n’y a point failli. Dans une note de ses Fragmens dramatiques, le personnage est esquissé : « Dante, figure austère et pathétique, confident d’un nouvel ordre, pressentant les choses au lieu de les commenter, nature de poète et d’astrologue, il assiste au dénoûment et résume la pièce. » Dans l’œuvre plus récente de M. Paul Heyse[1], Dante, à la vérité, ne paraît pas, mais cette œuvre est une tragédie psychologique, se préoccupant assez peu de mise en scène et dont pourtant, avec ses instincts de penseur, M. Ambroise Thomas regrettera que son librettiste ne se soit pas informé. Essayons de la faire connaître à nos lecteurs.

Malatesta, seigneur de Rimini, a deux fils : Lanciotto et Paolo ; l’un repoussant de corps et d’âme et cherchant dans les tavernes et les tripots l’oubli de sa difformité ; l’autre beau, sage et studieux. Un matin, au sortir d’une orgie, Lanciotto, de passage à Ravenne, aperçoit Francesca se rendant à la première messe. Rappelez-vous, dans Roméo et Juliette, le coup d’insolation, c’est le même incident, seulement il n’y a d’atteint cette fois que le jeune homme. Lanciotto aime Francesca, et, sous l’action de cet amour, le sentiment de sa propre laideur s’exaspère, il se regarde et se fait horreur. N’importe, il faut que la belle créature soit à lui. La vérité le trahirait, le mensonge l’aidera. Comprenant d’avance que, s’il se présente lui-même, on reconduira sur sa mauvaise mine, Lanciotto s’adresse à son frère et par supplications, caresses, menaces, ruses, il réussit à s’en faire un complice. Paolo partira pour Ravenne et demandera, comme pour lui, la main de Francesca ; il plaira, le consentement sera enlevé, puis on s’expliquera plus tard. Au théâtre, une invraisemblance est toujours innocentée pourvu qu’elle accouche ;

  1. Francesca von Rimini, tragëdie in fünf acten von Paul Heyse ; Berlin, Wilhelm Hertz.