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Il s’accuse ; Francesca prend sa défense contre lui-même, et, dans un superbe mouvement de révolte, se rappelant l’outrage qu’elle a subi et, s’amnistiant à son tour : « Ce baiser que tu nous reproches, s’écrie-t-elle, ce baiser, moi, je le bénis, car il a vengé les autres dont je fus souillée. Songe au souvenir que laisse au cœur d’une femme une nuit pareille à ma nuit de noces et quel arrière-goût empoisonné avaient gardé mes lèvres de la chose au monde la plus douce ! »

Notre intention n’est pas de pousser plus avant cette analyse ; nous avons voulu simplement indiquer à nos lecteurs la tragédie de Paul Heyse : c’est le motif de Dante transcrit pour le théâtre par un poète qui manque peut-être de certaines facultés spéciales, mais qui s’entend à manier les chroniques et possède son Shakspeare à fond. On a vu l’influence de Roméo et Juliette planer sur les deux premiers actes, un Iago féminin amènera le dénoûment. La maîtresse de Lanciotto, brutalement congédiée, a surpris le secret des deux amans et souffle la jalousie au cœur du mari de Francesca. D’abord les insinuations perfides ; puis, quand le taureau commence à voir rouge, les grands moyens ; ainsi procédera la courtisane florentine dressée à l’école du lieutenant d’Othello. Lanciotto songe à sa laideur et se dit que pour qu’une femme vous pardonne cela, il faut qu’elle ait pourvu d’avance aux compensations. La vengeance n’attendait qu’une occasion, elle s’offre. Après une scène tragique où Lanciotto à publiquement insulté sa femme, Paolo et Francesca se rencontrent la nuit dans les jardins de la villa. On se représente aisément l’entrevue : un suprême duo d’amour que la mort disperse. Au plus doux instant de la mélodie, les feuilles tremblent et bruissent : c’est Lanciotto. Il entre l’épée nue, frappe les deux amans et d’un seul coup les précipite du ciel d’amour dans l’enfer de Dante, où Scheffer il y a quarante ans et M. Ambroise Thomas aujourd’hui les devaient aussi fréquenter.


V

Voilà certes de bien longs détours, mais Dante n’est point un guide ordinaire et quand il vous tient c’est par les cercles et les labyrinthes qu’il vous dirige ; il nous avait promis de nous conduire à l’Opéra, nous sommes maintenant à Françoise de Rimini ; ne bougeons plus.

Je me tais sur le poème et regrette une fois encore que le musicien n’ait pas traité son sujet en symphonie. En veut-on une preuve ? J’invoquerai tout de suite le prologue, une page hors ligne, la plus belle à mon sens que M. Ambroise Thomas ait jamais écrite. Combien de temps s’écoule-t-il des premiers accords de l’introduction