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demeure, la main pleine de richesses et capable, comme cet oncle des anciennes comédies, de payer argent comptant les dettes du coquin de neveu toujours absent.

Que M. Ambroise Thomas ait navigué dans les nouveaux courans, tout l’y invitait, sa nature expérimentale, son flair du public, sa faculté de parler les langues et de les triturer, son orientation ; mais il a fait ce que nul autre n’aurait su faire en pareil cas : il est resté Français. Sa manière de concevoir le drame, d’en gouverner l’ordonnance par morceaux, et quand une situation se présente, de l’attaquer de front, nous le montre fidèle aux traditions de notre Opéra national. Pourvu de tout le germanisme nécessaire au musicien de l’heure actuelle, il a ce rare esprit de ne rien abdiquer du passé et de ne renier aucun ancêtre. En ce sens, l’honneur de diriger le Conservatoire lui revenait de droit. M. Jules Simon l’y appelant en 1874, obéissait uniquement à l’opinion, qui, depuis Cherubini, semble vouloir que ce poste soit réservé au chef qualifié de l’école française. Ce que ces sortes de sanctions tant académiques qu’officielles apportent de surcroît à la valeur d’un homme de génie ou de talent, et surtout ce qu’une institution comme le Conservatoire en peut retirer d’utilité pratique, je n’ai point à le discuter à cette place ; disons seulement qu’un tel cadre sied à la figure que nous venons d’étudier. En terminant, une question s’impose à moi, je cherche comment la résoudre et m’aperçois qu’il y faudrait un art particulier de moduler dans la nuance. Quel lettre n’a présente à la mémoire celle formule dont usa beaucoup Sainte-Beuve et même dont il avait fini par abuser : « Qu’en dirait Richelieu ? Qu’en dirait Voltaire ? Qu’en penserait M. de Valincourt ? » Empruntons-la-lui pour une fois et qu’il nous soit permis de nous demander ce que dirait M. Ingres en voyant son ancien pensionnaire de la villa Médicis assis dans le fauteuil de Cherubini ? Comment s’y prendrait-il ? quel serait son premier mouvement pour célébrer selon son art le jeune disciple d’antan devenu maître ? Lui, ce dispensateur des renommées, ce classificateur imperturbable qui l’ouvrait le ciel d’Homère pour y faire entrer Beethoven, quel rang assignerait-il au cher Ambroise ? L’installerait-il en pleine gloire, comme ce Cherubini dont la muse couvre de son bras le front auguste, ou, supprimant la muse et l’idée d’apothéose, ne se contenterait-il pas plutôt de nous peindre simplement le grand artiste ayant avec courage, autorité, vertu, rempli sa tâche et bien mérité de son temps ?


HENRI BLAZE DE BURY.