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guerre à terminer, mais cette guerre contre un ennemi invisible et toujours renaissant, il ne peut la clore par un traité de paix. C’est l’âme de son peuple et de la jeunesse russe qu’il doit pacifier, et cela, il ne peut le faire qu’en réconciliant son gouvernement avec l’esprit du siècle, qu’en transformant les maximes du pouvoir et les procédés de ses agens, œuvre hasardeuse et de longue haleine, qu’il doit conduire en pleines hostilités contre des adversaires irréconciliables, sans se laisser arrêter par leurs menaces ou leurs coups, sans se laisser détourner par l’amour-propre, par la peur, ou par la présomption d’une fausse sécurité. Ce qu’était la Russie sous Alexandre II, les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre ne l’auront pas oublié. Ce qu’ils ne savent peut-être pas assez, ce que je me permettrai de leur rappeler, c’est que, loin d’avoir été une époque de progrès et de réformes, les dernières années de l’émancipateur des serfs ont été, à tous égards, une période de confusion, de réaction, de recul. Jamais peut-être un gouvernement ne s’est montré aussi irrésolu et aussi en désaccord avec lui-même, ne sachant ni achever ce qu’il avait commencé, ni détruire ce qu’il avait ébauché[1].

Durant ces années d’incertitude et d’effarement, le pouvoir autocratique a perdu le bénéfice de ses grandes réformes, d’ordinaire appliquées avec trop de défiance et de restrictions pour porter tous leurs fruits. Après les désappointemens d’un règne, aussi plein de promesses et illustré par tant de grandes mesures, on est contraint de se demander ce que valent désormais en Russie des réformes isolées et partielles, souvent mal combinées et mal agencées ensemble, telles que celles entreprises par Alexandre II. Ce qui paraît incurablement défectueux, ce qui a manifestement besoin d’une refonte radicale, c’est le mécanisme gouvernemental lui-même, dans ses pièces essentielles, dans tous ses rouages et ses ressorts, c’est l’administration impériale prise du haut en bas. Ce qu’il faut par-dessus tout à la Russie, ce qu’elle attend avec impatience d’Alexandre III, c’est une réforme administrative entendue dans le sens le plus large, non des modifications de détail dans la hiérarchie et les privilèges du tchinovnisme, mais des mesures effectives atteignant tous les organes du pouvoir, depuis les ministères de Saint-Pétersbourg jusqu’à l’administration provinciale et municipale, jusqu’à la police du district et aux communes rurales. La libération du servage’ bureaucratique, déjà deux fois séculaire, telle est, de l’aveu de tous, indépendamment des divergences de points de vue ou de

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. I, Hachette 1881, et la Revue du 15 juin 1881.