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et avec une sorte d’affectation le pouvoir autocratique[1], avait été préparé dans l’ombre par M. Pobedonostsef et le général Ignatief, avec l’appui du grand-duc Vladimir, frère de l’empereur, et avec l’aide de M. Katkof, le hautain rédacteur de la Gazette de Moscou, venu à Gatchina pour conférer avec le tsar. Si nous sommes bien informés, comme nous avons tout lieu de le croire, c’est à la fin d’un conseil tenu un jour ou deux avant la grande revue où devait être publié le manifeste, que la plupart des ministres reçurent connaissance de cet important document.

On comprend la surprise des hommes qui détenaient les principaux portefeuilles. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût ainsi, sans les consulter et presque à leur insu, engager devant l’Europe et devant la Russie la politique du nouveau règne. En face d’un tel procédé, la conduite des ministres de l’intérieur, de la guerre et des finances était tout indiquée ; ils n’avaient qu’à se retirer : c’est ce qu’ils ont fait à quelques jours de distance. Dans tout autre pays, la démission des ministres en pareille circonstance n’eût étonné personne ; en Russie, la retraite volontaire et simultanée des principaux conseillers du tsar a, pour bien des gens, été une sorte de scandale. C’est, en tout cas, un fait nouveau dans les annales du gouvernement russe ; cela seul implique un progrès dans les idées et les mœurs politiques.

On raconte qu’un des ministres du bey de Tunis lui ayant un jour offert sa démission, le bey répondit avec colère à cette velléité d’indépendance : « Un esclave n’a pas le droit de quitter le poste où l’a placé son maître. » Le tsar eût pu naguère tenir à peu près le même langage à ses conseillers. Sous ce rapport, les mœurs de la cour de Pétersbourg étaient restées fort orientales. Les ministres n’étant que les humbles instrumens de la volonté impériale, n’avaient pas à juger les ordres du maître, et encore moins à en décliner l’exécution. Toute démission volontaire implique un désaveu, un sentiment d’indépendance et de responsabilité ; à ce titre, c’est un acte que peut difficilement se permettre le sujet d’un autocrate. Avec les mœurs bureaucratiques en vogue, bien peu de ministres étaient, du reste, tentés de s’arroger une pareille liberté ; presque tous étaient heureux de rester aux affaires aussi longtemps qu’il plaisait au souverain de les y maintenir ; la plupart n’avaient d’autre souci que de prendre le vent qui soufflait à la cour. Si la Russie pouvait encore citer quelques démissions isolées, elle ne connaissait pas les démissions collectives, déterminées par un acte de politique

  1. Dans les traductions de ce document, publiées à Saint-Pétersbourg, on a quelque peu atténué le texte original, en substituant aux mots autocrate ou autocratique les mots d’autorité ou de pouvoir suprême.