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compétence ne dépassaient guère les murs du cabaret, bien que la fin tragique d’Alexandre II semblât mettre à l’ordre du jour d’autres problèmes que ceux discutés dans les sociétés de tempérance. Les sujets du tsar sont, en général, modestes dans leurs vœux ; il n’en a pas fallu davantage pour en satisfaire un grand nombre et ranimer parmi eux d’anciennes espérances[1].

Si borné que nous en paraisse le domaine, l’inauguration de pareilles assemblées est un manifeste progrès pour l’empire autocratique. Il faut se garder cependant d’en grossir l’importance. A part la nature restreinte des objets soumis à leurs études, à part le manque de sanction de leurs délibérations, de semblables commissions ont le défaut de ne pas être réellement un corps représentatif. Ces conférences d’experts auraient une toute autre valeur si leurs membres, au lieu d’être choisis arbitrairement par le gouvernement, étaient désignés par les zemstvos, comme ces derniers en ont eux-mêmes exprimé récemment le désir. Il est vrai que, d’après les théories néo-slavophiles aujourd’hui en vogue, ce mode de désignation par le pouvoir d’hommes choisis parmi les représentans de la nation est plus conforme au caractère national et à la tradition slave : c’est une manière de réaliser l’union tant vantée du tsar et du peuple. A en croire même certaines spéculations, c’est de cette façon, par le choix du tsar et non par élection directe, que devrait être composé le zemskii sobor, la représentation légitime de la nation, le jour où il plairait au souverain de consulter ses sujets[2].

Quoi qu’il en soit, quand, le gouvernement persisterait dans cette pratique nouvelle, quand selon la promesse du général Ignatief à la

  1. Entre les résolutions recommandées par cette conférence d’experts, la plus importante à tous égards est celle qui touche les Israélites. La commission a voté, à la presque unanimité, l’interdiction à tout israélite de tenir un débit d’eau-de-vie et même de participer en aucune façon au commerce des spiritueux en gros ou en détail. Le fait est d’autant plus caractéristique qu’il n’y a de cabaretiers juifs qu’en Pologne et dans les provinces de l’Ouest ou du Sud, provinces où l’ivrognerie ne commet pas que nous sachions plus de ravages que dans le reste de l’empire. Selon une tendance trop fréquente aujourd’hui chez les Russes, plus enclins que jamais à chercher en dehors d’eux-mêmes le principe de leurs maux, le résultat le plus clair de cette fameuse commission aura été une nouvelle mesure d’exception contre une partie des sujets russes. Il est douteux que ce soit avec de pareils procédés, en constituant dans l’empire une classe de parias, qu’on puisse résoudre la question « sémitique. »
  2. Le gouvernement d’Alexandre III a du reste, en cette circonstance, fait preuve de largeur d’esprit. Il a généralement désigné des hommes distingués, de tendances souvent fort différentes. Parmi ces experts on remarquait leur doyen, M. E. Gordéienko, principal auteur de l’adresse du zemstvo de Kharkof à l’empereur Alexandre II, adresse qui, sans l’appui du général Loris-Mélikof, alors gouverneur de Kharkof, eût pu valoir à ses signataires un voyage en Sibérie.